Marier l’art et la mode: beaucoup y ont pensé sans peut-être oser faire le pas, tant ces deux disciplines leur semblent aux antipodes l’une de l’autre. La galerie Ammar Farhat (de Sidi Bou Saïd) et le magasin de luxe Square 5 (aux Berges du lac de Tunis), n’ont pas hésité, eux, à en célébrer les noces. L’exposition ‘‘Artfashion1’’, organisée par la galerie Ammar Farhat dans l’espace du Square Five, qui fête à l’occasion son 10e anniversaire, est le fruit de ce pari hautement risqué, mais gagné avec panache.
Si l’opération a réussi – le tout Tunis artistique et médiatique était présent à la cérémonie de vernissage, dimanche 9 mai –, c’est parce que des artistes les plus fidèles de la galerie, fondée par feu Abdelaziz Gorgi et animée par sa fille Aïcha, ont accepté de jouer le jeu. Les
Meriem Bouderbala, Rym Karoui, Feryel Lakhdar, Dora Dhouib, Aïcha Filali, Faten Gaddes, Wadi Mhiri, Insâf Saada, Peter de Mulder et Nicène Kossentini ont accepté en effet de tisser leurs toiles – c’est le cas de le dire – dans ce lieu dédié à la mode, squattant ses couloirs, hantant ses vitrines, de manière à y imprimer les éclats de leur imagination comme autant d’empreintes indélébiles. Le magasin, d’une superficie de 800 m2 totalement dédiée aux grands noms de la mode internationale, transformé en espace de représentation artistique le temps d’une exposition, en a gagné en luminosité, en couleurs, en bruissements et en froufrous.
Le défi était à la fois simple et compliqué: s’inspirer du monde feutré de la mode pour créer des œuvres à la fois sincères et décalées, souvent drôles, parfois ironiques, en tout cas complices et soucieuses de mettre l’imagination artistique, qui prétend à la postérité, à l’épreuve de la mode, qui est par définition éphémère et frivole.
Finalement, à y regarder de plus près, les deux disciplines ont plusieurs points communs. D’abord, elles émanent, chez l’homme (et plus particulièrement chez la femme) d’un sens (inné) de la beauté et d’un goût (plus élaboré) de l’esthétique. La beauté, elles l’appréhendent autant par la matière, la forme et la couleur, que par… le porte-monnaie et l’implacable loi du marché. Cette vérité, l’installation de Aïcha Filali l’exprime (presque) au premier degré, en entassant des sacs de femmes piqués de drapeaux à l’emblème des banques centrales.
Ensuite, les belles fringues sont considérées aujourd’hui comme étant aussi précieuses que des œuvres d’art. Tout est affaire d’envie, de passion. Et d’argent aussi. Quand on aime, on ne compte pas. Ceux qui s’étonnaient hier que des œuvres d’art étaient vendues à des milliers de dinars ne sont nullement surpris aujourd’hui de voir des robes ou des manteaux proposés à des prix similaires.
Une autre considération a présidé à la mise en place de cet événement : l’art contemporain autorise (sinon encourage) les aventures dans les sentiers inextricables de l’innovation, quitte à nouer les plus improbables mariages. Et dans cet exercice, nos artistes ont montré une certaine fraîcheur et une capacité certaine à se mettre en question, à quitter l’espace rassurant (mais parfois routinier) de l’atelier, de la galerie et du musée, pour faire des incursions dans des espaces nouveaux où frivolité rime avec beauté, et ironie avec intelligence.
Rien que pour voir les chiens de faïence de Rym Karoui, alignés sur les rayonnages comme des top-modèles se déhanchant sur un improbable podium, un détour par Square 5 s’impose.
Yüsra Mehiri