L’anachronisme est monnaie courante sous nos cieux. L’opacité – particulièrement dans les questions financières – ne l’est pas moins. Familia Productions devrait-elle faire l’exception dans ce domaine, comme elle l'a fait dans les thématiques qu’elle traite ou l’esthétique qu’elle ne cesse de ré-explorer ?  Par Anouar Trabelsi


Etre un modèle de transparence dans le pays est plus digne de cette boîte de production artistique. Ne doit-elle pas exiger d’elle-même de joindre les actes à la parole avant de l’exiger des autres hommes de paroles ?
Chère Familia Productions, approcher socio-économiquement votre œuvre n’est certes pas aisé tant les égos sont enflés et les ruses, innombrables, sont inévitables. Mais l’empathie n’appelle pas nécessairement l’indulgence. L’Etat c’est Nous : les contribuables.
Un arbre qu’on arrache à un jardin public, c’est une veine qu’on nous arrache. Un jardin public qu’on cède à un promoteur immobilier, c’est de l’oxygène dont on nous prive. Un rideau qu’on greffe à la fenêtre d’une voiture de fonction, c’est un droit de regard qu’on nous vole. Des centaines de secondes que l’on consacre au culte d’une personne – fut-il un artiste –  dans la télévision  publique, c’est notre miroir national commun qu’on déforme, brise et notre redevance qu’on détourne.
De même, nous sommes concernés par tout millime du contribuable tunisien (comme d’ailleurs le cent du contribuable européen) qui atterrit dans votre caisse et pour sa gestion. Qui plus est, il est normal qu’on soit plus exigeant avec vous, qui êtes les ennemis jurés de la langue de bois, et avec votre ministère de tutelle, qui est ou est censé être l’éclaireur public numéro un.
Yaïch Lahbib, l’argent que le ministère chargé de la Culture distribue est nôtre – qu’il soit géré par l’actuel ministre ou par ses prédécesseurs.



Profiter du système
Il n’y a pas lieu de crier repentance parce qu’on aurait «dénoncé» l’acquisition de fonds publics pour celui qui l’écrit ; ni d’avoir honte ou de se sentir «dénoncé» pour celui qui les touche !! Il s’agit tout simplement de s’infliger de la transparence que vous ne cessez d’idolâtrer dans vos créations.
La genèse d’une pièce de théâtre ou d’un film de cinéma nécessite ruses et contrebandes et quelque malice. Et ce vis-à-vis des pourvoyeurs de fonds locaux avec leur logique, voire même leur opportunisme et leur impertinence, de même qu’envers les étrangers qui opèrent (et orientent), eux, avec parfois plus de sournoiserie. J’en sais quelque chose, ce fut la problématique d’un DEA soutenu à Grenoble en 1995 sur les mécanismes de financement du cinéma tunisien…
Profiter d’un système d’aide à la production, aussi utile que sophistiqué et impénétrable, n’est pas voler. Je vous l’accorde. D’ailleurs, il est opportun de se demander pourquoi tolère-t-on – curieusement – chez les promoteurs culturels ce qui nous révolte chez les promoteurs immobiliers ou touristiques ou les industriels de l’agro-alimentaire ou les recycleurs de déchets qui pompent aussi le contribuable tunisien.
Chère Familia Productions, comme votre Yahia Yaïch, vous êtes à la fois victime et tortionnaire. Néanmoins, la notoriété acquise – incontestablement méritée – ne devrait pas vous aveugler. L’aura dont bénéficie le maître Fadhel Jaïbi et le vedettariat aussi particulier que constant et durable de vos comédiennes Fatma Ben Saïdane et Jalila Baccar, le sculptage patient de jeunes talents tels que Moez M’rabet, Basma El-Ichi ou Mohamed Ali Galaï, ne doit en aucun cas assourdir vos oreilles…
L’attrait que vous exercez en tant que compagnie et l’éblouissement que vous générez en tant qu’artistes citoyens ne doit pas se transformer en démagogie dévastatrice qui forme ses propres intégristes chez les comédiens, les programmateurs de festivals, les étudiants de l’ISAD ou d’ailleurs… et a fortiori au sein des chercheurs universitaires ou de la corporation des journalistes et critiques culturels.

L’idéal… avorté
Votre famille intellectuelle et artistique, qui est un peu la mienne, souhaite dans son discours théâtral – depuis Laroussi dans ‘‘Ghassalet Ennouader’’ du Nouveau Théâtre à cette journaliste névrosée merveilleusement campée par Jalila Baccar dans ‘‘Amnésia’’, dernière création de Familia Productions – un journalisme intègre et digne, tel que celui que s’efforçait à respecter feue ‘‘L’Expression’’. Publier dans les colonnes de ce regretté magazine permettait à l’universitaire que je suis de renouer avec cet idéal… malheureusement avorté. Les titres appartiennent aux rédactions comme partout et le corps du texte à son signataire (sous l’égide d’un rédacteur en chef aguerri).
Un papier visiblement toujours brûlant, datant de 2008 titré «Quand une Familia en cache une autre», a questionné un département étatique sur la manière dont il gère l’argent public alloué aux espaces culturels. Et c’est la moindre des choses, n’en déplaise à ses fonctionnaires érudits ! Familia Productions en faisait partie alors qu’elle n’en disposait pas encore (si l’on considère qu’aujourd’hui les choses ont changé avec l’arrangement trouvé au Mondial grâce à la finesse d’Abderraouf Basti) ; la compagnie et «sa trinité divine» (Jalila Baccar, Fadhel Jaïbi et Habib Belhédi) a de même été interpellée dans cette chronique… Et c’est légitime !
Ce n’est pas parce que la majorité des chroniqueurs politiques ne le font pas assez ou le font à demi-mots quand ils ne sont pas tout simplement complaisants à l’égard d’un fonds ou d’une subvention solidaire que les critiques d’art doivent se taire quant à des aides aux cinéastes ou des subventions à des espaces culturels. Les marchés d’Etat en matière d’arts plastiques est un autre champ dans lequel je ne me suis pas encore aventuré et qui est, semble-t-il, tout aussi problématique.
Les dons délibérément – parfois arbitrairement – accordés sans contrôle en aval aux sociétés de production théâtrale, audiovisuelle ou autres, nous regardent, autant que le ministre de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine. Si l’on se considère citoyens d’une République. De même, Si Lahbib – sans jeux de mots «amnésia-ques» –, ici, vous avez des comptes à rendre, comme les autres.

La goujaterie n’est pas une qualité souhaitée chez les médiateurs entre les artistes et la Cité auxquels nous appartenons vous et moi. L’élégance et le fair-play nous conviendra mieux. La gentleman-attitude s’apprend.
Par ailleurs, le «poulet déguisé» (traduction de «boulis») que je suis supposé être vous répond qu’il souligne la réussite de voir l’ombre du mouchard – dont j’ai salué la dénonciation dans un article sur ‘‘Corps otages’’, autre pièce de Familia Productions – planer encore sur la tête de l’une des plus farouches poches de résistance du pays. Le flic que j’aurais aimé être, par contre, et dont la figure n’est intériorisée par personne et qui n’est même pas rêvée hélas, vous appelle à organiser une représentation spéciale à tous les déchus et les futurs déchus à la marginalisation desquels vous participer indirectement. Ça soignera les uns et réveillera, élèvera, les autres. Notre salut en résultera peut-être, entendez celui de l’Etat, là aussi.

Quant à la «savate»  (traduction de «chleka»), elle vous rappelle un concept-clé en psychologie : la projection. Votre patron – celui ou celle qui tire les vraies ficelles de la boîte – vous élucidera le concept ou vous prêtera un livre de vulgarisation.
En revanche, le «pédé» (traduction de «mouch rajel»), lui, est fier de ne pas partager les valeurs qui sont malheureusement encore les vôtres, celles du machisme, de l’intimidation, du «droit de réponse par les bras», de la menace. Merci donc pour le compliment.
Enfin, le «mekri» (mercenaire), contrairement à vos prétentions, est toujours «à vendre», il est venu un certain samedi 15 mai à la Cité des journalistes à Tunis dans le bus d’une compagnie privée et il est rentré en métro-bus (de l’Etat, encore lui !)… un voyage suivi d’une longue marche mémorable permettant de savourer un spectacle sidérant.