La salle CinémAfricArt est sur le point de fermer ses portes. Ceci est un fait. Mais a-t-on pleinement conscience de la gravité de cet évènement, de ce Tchernobyl culturel ?

Par Aymen Gharbi


 

A part une rare élite cinéphile qui essaye en ce moment de le médiatiser autant qu’elle peut, les gens savent-ils que ce cinéma résistant à l’uniformisation policière sous Ben Ali, à l’époque où il projetait des films politiques radicaux en pleine dictature, est indispensable à la vie de la cité ?

La cible d’attaques violentes des islamistes

Le Tunisois moyen qui se divertit en regardant, bien installé dans ses pantoufles ou son canapé, les différentes chaînes de télévision d’une crétinerie pornographique, sait-il que la salle la plus importante de toute la Tunisie est sur le point de cesser ses activités ? Lui a-t-on jamais fait valoir que sa programmation vraiment étonnante a accueilli les nouveautés et les classiques les plus courageux, les plus audacieux, les plus intéressants du cinéma d’auteur tunisien et mondial ?

Mais d’abord, avant de continuer, posons une autre question importante : lui a-t-on expliqué, au Tunisien, ce que c’était réellement que le cinéma d’auteur, sans clichés réducteurs et sans anti-intellectualisme ? Lui a-t-on indiqué que cette salle n’a cessé de se battre afin de présenter des réalisateurs-auteurs qui réfléchissaient sur le monde, à une époque où tous les cinémas tunisois sombraient depuis des années dans la simplicité érotique (si c’était la simplicité pornographique ça aurait été mieux). Sent-il la gravité révoltante du fait que cet établissement fut la cible d’attaques violentes des islamistes qui ont voulu interdire la projection d’un documentaire sur la laïcité ? Que si ce documentaire, malgré tous les défauts qui le plombent, peut en arriver à déclencher ce genre de réactions, c’est qu’il n’est pas vraiment inutile dans une société ? A-t-il une idée sur la dangerosité de cette attaque pour la culture citoyenne, pour la liberté d’expression, pour la vie dehors (en opposition à la vie de claustration à laquelle l’a confiné la dictature) ?

 


Des islamistes attaquent le CinemAfricArt

Rendre la vie plus intelligente

Mais attendez, je crois qu’une autre question que j’ai oublié de poser préalablement s’impose. Le Tunisien sait-il pourquoi la culture est très importante pour que sa vie soit plus épanouie, moins triste ? A-t-il bien en tête que celle-ci, malgré le fait qu’elle ne lui apporte rien de matériel, a le potentiel de rendre sa vie plus colorée, plus intelligente, qu’elle peut réellement lui procurer un bien-être lorsqu’elle se partage avec d’autres gens ?

Je doute fort qu’il sache tout cela. On ne lui a pas appris toutes ces subtilités ou alors il a été trop occupé pour les apprendre. Occupé par une masse assomante d’idéologie bas de gamme, religieuse et politique. On lui a donné de la religion pour être bien dans sa peau et on l’a réprimé pour qu’il n’en demande pas trop à la vie.

Résultat : rien de la culture libre ne l’intéresse à partir du moment où elle ne lui sert à rien, concrètement. Il préfère se divertir avec les shows politiques et les ragots médiatiques, faire confiance à des islamistes hystériques pour le gouverner prochainement, parce qu’il est trop fatigué après le travail, et puis, il ne manquait plus qu’il se mette à réfléchir après tous les efforts de la journée.

Un avant-goût de la mort

Je ne suis absolument pas du genre à idéaliser les salles de cinéma en proclamant qu’elles sont indispensables, etc., puisque non seulement bon nombre d’excellentes œuvres pullulent un peu partout sur internet et à la télé mais en plus le problème existe plus gravement au niveau de la littérature. Mais dans un pays qui ne compte qu’une seule salle de ce genre, qui risque en plus la fermeture, ceci ne peut que me renvoyer à l’état problématique de notre vie en communauté.

Alors comment peut-on demander au Tunisien de s’indigner lorsque l’AfricaArt ferme, alors qu’il en a cure de tous les concepts sur lesquels cette salle est basée. D’autant plus qu’il préfère radicalement rester chez lui au lieu de sortir s’emmerder dans des salles.

Le CinémAfricArt va peut-être fermer, mais ce ne sera sûrement pas de la faute des gens qui y travaillent. Ce ne sera pas non plus une catastrophe de l’ampleur de Tchernobyl. Ce sera un évènement parmi tellement d’autres qui constituent un avant-goût de la mort d’un peuple qui se laisse chaque jour euthanasier un peu plus, par les différents pouvoirs, qu’ils soient politiques, médiatiques ou religieux.