Une fois encore, et pour la seconde année consécutive, le ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine nous fait le coup du remplacement du directeur du Festival international de Carthage à deux semaines du démarrage de la manifestation. Il y a anguille sous roche. Cherchez l’anguille… Par Ridha Kéfi
La décision de débarquer Mourad Sakli et de le remplacer à pied levé par Ben Fredj, aussi inattendue qu’inexpliquée, comme celle, l’année dernière à la même période, de Samir Belhaj Yahia et son remplacement par la même personne, aurait dû au moins être expliquée à défaut d’être réellement justifiée. Car cette décision suscite un certain nombre d’interrogations, dont celles-ci: qu’a commis l’ex-nouveau directeur de si grave et de si impardonnable pour qu’on le jette aux orties d’une manière aussi inélégante, pour ne pas dire humiliante? Même dans le cas où il aurait commis des erreurs et quelle que soit la gravité de ces erreurs, n’aurait-on pas pu éviter de prendre une décision aussi absurde et radicale que celle de le débarquer à quelques jours de l’ouverture du festival, et alors qu’il s’apprêtait à tenir une conférence de presse pour en présenter le programme? La sanction n’aurait-elle pas pu attendre quelques semaines? Si Mourad Sakli était à ce point incompétent, l’erreur, si erreur il y eut, n’est-elle pas de lui avoir confié la direction d’une manifestation aussi importante et de lui donner toute la latitude pour la gérer, et pas seulement à court terme, en préparant le programme, mais aussi à moyen terme, en mettant en place une politique de restructuration, longtemps annoncée mais jamais réalisée?
Une patate chaude
A défaut d’explications ou de clarifications qui, de toute façon, ne viendront jamais, surtout que l’on s’est habitué à ne pas en demander, on en est réduit à supputer pour imaginer ce qui s’est passé au cours des semaines passées qui a débouché sur le limogeage de Mourad Sakli.
En prenant la direction du Festival international de Carthage, Mourad Sakli savait sans doute qu’il héritait d’une patate chaude. Musicologue et musicien chevronné, mais aussi fonctionnaire de longue date du ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, on ne peut imaginer un instant qu’il ne connaisse pas… la musique. Il en a tellement vu des directeurs défiler à la tête de cette prestigieuse manifestation qu’il a dû imaginer, en acceptant d’en prendre cette année la direction, ce qu’on attendait exactement de lui. Mais qu’est-ce qu’on attend d’un directeur du Festival international de Carthage?
D’abord qu’il porte le chapeau de toutes les insuffisances qui sont inévitablement enregistrées sous sa direction. Donc d’être le bouc émissaire que l’on donne en pâture aux spectateurs qui sifflent dans les gradins et aux journaleux pas contents. Ensuite, on attend de lui qu’il programme – ou déprogramme – telle ou telle star à la petite semaine au gré des interférences et des interventions de toutes sortes et de toutes provenances, tout en trouvant les explications nécessaires pour justifier des décisions qui ne sont les siennes. Ça a toujours été ainsi et il y a peu de chance que cela changera.
Appétits des uns et égoïsmes des autres
Enfin, pour garder sa place, un directeur du Festival international de Carthage doit savoir encaisser les coups, d’où qu’elles viennent, ne jamais les rendre, faire comme s’il ne les a jamais reçues et, par-dessus tout, sourire aux anges qui passent. Bref, il doit gérer, «la akthar wala aqal» (sans plus ni moins), comme dirait Faouzi Benzarti. Parer au plus urgent. Faire tourner la machine, fut-elle grippée depuis belle lurette. On ne lui demande pas d’avoir des idées, des partis-pris artistiques, des vues personnelles, des stratégies… Ce n’est pas son affaire. Encore heureux qu’on lui laisse de loisir de meubler quelques 10% du programme. Car, en Tunisie, qui compte autant de programmateurs de festivals que de chanteurs, d’imprésarios et de boîtes de production, les intérêts sont tels, et tellement imbriqués, qu’un responsable de festival doit d’abord veiller aux intérêts de tous et maintenir l’équilibre entre les appétits des uns et les égoïsmes des autres. Ce qui n’est pas, on l’imagine, une mince affaire.
Pour ne pas l’avoir compris, ou pour avoir essayé de résister aux diktats de quelques-uns, Mourad Sakli a dû jeter l’éponge avant même le début du combat.