Voilà une question, le choix de la première langue étrangère, qui refait surface et qui se pose aujourd’hui avec acuité, plus encore qu’auparavant. Parce que nous entrons dans une phase de bilan et de remise en cause de nos orientations.

Par Rached Mahbouli


Il est visible que nous n’arrivons pas à nous défaire de la belle et combien difficile langue française. Nos relations avec la France étant anciennes, complexes et très profondes, ce choix s’avère évidemment difficile.

Nos amis Français voudront bien nous excuser de remettre en question une situation qui semble résolue depuis longtemps mais les nécessités du monde qui change nous obligent au bilan.

Le français langue du passé ?

Certes, le français a eu son ère de gloire le temps jadis, du temps où la France était une puissance impériale avec un immense territoire et des millions d’hommes sous sa domination. Elle avait un rayonnement culturel inégalé et jouissait d’une très grande influence scientifique et diplomatique. Bien connaître le français était, avant les années soixante, un grand atout pour évoluer, sinon une certaine fierté.

Aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout cela. Proportionnellement à l’évolution de la population mondiale, les locuteurs du français dans le monde se réduisent comme peau de chagrin. Par suite une bonne connaissance du français aux dépens de l’anglais pose déjà problème aux Tunisiens et en posera encore davantage à l’avenir. D’ailleurs les Français eux-mêmes pourraient-ils apprendre en première langue autre chose que l’anglais, la langue de communication la plus courante dans le monde depuis déjà des décennies ?


La révolution tunisienne parle aussi français.

Pour amorcer le débat relevons quelques faits actuels négatifs, de nature à rendre difficile l’apprentissage du français, difficiles encore les échanges de populations et aléatoires les bénéfices.

Concernant la mauvaise volonté de réformer la langue : aux innombrables sollicitations depuis des décennies concernant la réforme du français, l’Académie française est restée sourde, infligeant à des générations de Français et d’étrangers l’apprentissage d’une langue que tout le monde reconnaît comme propice à l’expression mais nécessitant un effort continu d’apprentissage et de mémorisation. Preuve en est qu’en Tunisie, depuis 1956 et malgré des investissements colossaux dans l’enseignement du français, celui-ci ne semble guère avoir donné satisfaction. Aujourd’hui, on le voit à travers des reportages, le Tunisien moyen baragouine le français, les lycéens le parlent moins bien qu’avant et l’élite se débrouille tant bien que mal malgré le nombre croissant des chaines satellitaires francophones.

Concernant la promotion de la langue par la France : les écoles françaises sont accessibles uniquement aux élites et les ouvrages français sont financièrement inaccessibles au Tunisien moyen.

Par ailleurs, les efforts de la Mission culturelle française, quoique louables, ont été insuffisants. Ils n’ont pu répondre à la demande croissante depuis des décennies. Ils n’ont pu contrecarrer les nouvelles offres arabophones ou celles des autres centres culturels étrangers qui se disputent l’attention des élèves, des étudiants ou des autres apprenants adultes.

Concernant les échanges de populations et notamment la difficulté d’obtention des visas français et l’accueil mitigé qu’on réserve généralement au Tunisien résident ou de passage en France sont de nature à décourager le voyage. De même le devenir des étudiants et chercheurs tunisiens après leurs études en France n’est pas particulièrement attrayant. Quant à l’évolution des naturalisés dans la société française, elle n’est pas brillante non plus. Tous ces facteurs cumulés handicapent ainsi la mobilité des Tunisiens et leur épanouissement en dehors de leur pays.

Un impérieux besoin d’anglais

Par ailleurs, tout francophone, Français compris, ne maîtrisant pas l’anglais vous dira qu’il se sent perdu sitôt en dehors de la zone francophone, et même en danger s’il est en butte à des problèmes.

Si l’on se rappelle enfin qu’à l’est de nos frontières, nos frères arabes, y compris les Libyens, sont autant anglophones que nous sommes francophones, vous comprendrez pourquoi il est avantageux pour la jeunesse et les travailleurs de bien maîtriser l’anglais en priorité, et qu’une moins bonne connaissance de celui-ci nous éloigne davantage de notre projet panarabe.

Ainsi, la prééminence de la connaissance approfondie du français, telle qu’on l’exige d’une seconde langue, ne correspond pas à nos besoins parce que cela se fait toujours aux dépens de l’anglais qui est devenu primordial à notre désenclavement, à notre relation avec les pays autres que ceux du monde arabe, bref à notre évolution en tant que nation libre et ambitieuse.

Aujourd'hui hélas, ceux qui ambitionnent d'apprendre convenablement le français, qui reste une belle langue de culture chère à nos coeurs, je le répète, prennent le risque de retarder leur formation en anglais et leur ouverture précoce sur le monde qui court rapidement et qui change si vite. Ce qui est relativement grave pour une nation comme nous qui sommes déjà en retard sur notre calendrier. C’est pour cela que cette question de langue seconde est particulièrement épineuse et ne doit pas être laissée aux mains des seuls politiques.

J’imagine qu’un tel projet soulève de grandes difficultés vus les intérêts géopolitiques et économiques en jeu, mais notre progrès en dépend !
En conclusion, il me semble que malgré notre proximité sentimentale avec la France et nos liens intimes avec nos amis français, ceux-ci comprendront qu’il est de notre intérêt de nous habituer à regarder le français d'un autre œil. S’ils nous facilitent cette difficile transition, nous leur en seront reconnaissants. Ils ne seront que plus proches de nous.