Présentation du dernier ouvrage de Béchir Turki ‘‘Eclairages sur les recoins sombres de l’ère bourguibienne’’, où l’auteur fait la généalogie du système de dictature en Tunisie, qui remonte au règne de Bourguiba.
Par Ezzeddine Guellouz
Le livre, ‘‘Ben Ali le ripou’’, par lequel Béchir Turki a dénoncé, avant que ce ne fût devenu une mode, un rite, les turpitudes du régime précédent, appelait une suite. A mon avis du moins.
Bourguiba, le culte du Combattant Suprême
Le réquisitoire posait un problème, me posait problème : le mal subi par la Tunisie est patent. Le malade est sous nos yeux. Oui, mais comment l’inoculation de la toxine qui l’a rongé a-t-elle été possible ? N’y a-t-il donc pas un mal antérieur qui a préfiguré ce mal qu’a été le régime Ben Ali ? Et qui, si nous ne l’identifions pas…
Or voici que l’auteur de ‘‘Ben Ali le ripou’’ m’informe qu’il a composé lui-même l’ouvrage que j’appelais de mes vœux. Mieux : il me fait l’amitié et l’honneur de me demander de le préfacer. Je dois à cette amitié de ne pas me dérober.
Eté 1961 : Une jeep dans la ligne de mire d’une mitrailleuse
Cette amitié est née à bord d’une Jeep de notre armée, conduite par le colonel, ou lieutenant-colonel, Béchir Turki, qui cheminait sur une route, parallèle à la ligne de front au-delà de laquelle s’étaient repliées nos troupes, depuis l’occupation de Bizerte par les troupes françaises.
Bourguiba à Bizerte
Outre le conducteur, un passager, civil. De temps à autre, interrompant la conversation, Béchir Turki me tendait ses jumelles. Cela me permettait d’observer les mouvements de la mitrailleuse française braquée en permanence sur nous.
La ligne de repli épousait en effet les limites de la ‘imada de Métline. Métline est le berceau de ma famille. J’étais le président de cellule du Parti (le Parti socialiste destourien, bien sûr), je me trouvais impliqué dans la gestion de cette zone de repli de l’armée et de l’administration (mon ami Mohammed Ben Lamine, gouverneur de Bizerte, était logé dans ma maison de famille, dans ma chambre).
Cela voulait dire que, tous les jours, je quittais mon bureau tunisois pour rejoindre mes camarades de la cellule, pour gérer la situation créée par la «bataille de l’évacuation» : accueillir les réfugiés, organiser les volontaires «repliés».
Soldats français à Bizerte, juillet 1961
Dans nos tâches quotidiennes, une visite à Ras Jebel, siège de la Délégation. Des officiers nous y donnaient nouvelles et instructions. Ce jour-là, l’officier était le colonel, ou lieutenant-colonel, Béchir Turki. Mon camarade de Sadiki. Il suggéra que nous allions ensemble voir ce qui se passait.
C’est dans cette jeep que notre camaraderie de Sadikiens se mua en amitié. En compagnonnage intellectuel et politique. C’est en compagnons que nous découvrîmes (que nous commençâmes à soupçonner) l’étendue du drame que nous vivions, et des drames qui nous attendaient. Non pas que nous ayons beaucoup parlé. Les faits étaient là : Bizerte était occupé. Sur ce véhicule, nous étions des vaincus. Et des vaincus déboussolés.
Je ne me pose donc pas la question de savoir si ce souvenir a hanté le jeune officier comme il a hanté son camarade administrateur. Je tiens pour acquis que ce souvenir n’est pas étranger à sa volonté de m’associer à son travail de mémoire.
Un demi-siècle de maturation pour une analyse lucide
La composition (je dirais plutôt la savante architecture) de son ouvrage ne me permet pas d’en douter. Elle témoigne d’une conviction mûrement acquise (de 1961 à 2011) et de la volonté de la partager.
Quatre chapitres charpentent le bâti.
- ‘‘Radioscopie de la genèse d’une république’’ dessille les yeux du lecteur. La journée du 25 juillet 1957 n’a pas eu la solennité d’une journée historique. Et pour cause. Le scénario en a été improvisé dans la précipitation. Non pas que l’on ait voulu déjouer quelque menée antirépublicaine, mais parce qu’on a jugé essentiel de prendre de court un monarque qui avait décidé de demander l’instauration de la République en ce pays que sa dynastie dirigeait depuis 1705.
- Le chapitre ‘‘Justice et vengeance mêlées’’ montre au citoyen tunisien que l’on a créé autour de lui un tohubohu administratif, fiscal, judiciaire visant à empêcher la lucidité. La sérénité aurait mieux convenu aux tâches qui nous attendaient. Et elle était possible.
- Le chapitre ‘‘Réflexion et témoignage sur les événements de Bizerte en 1961’’ apparaît alors sous un jour nouveau. L’affaire, la bataille, la guerre de Bizerte, ou de quelque nom qu’on voudra l’affubler reste L’AFFAIRE.
- Béchir Turki accompagne son évocation, sobrement et sans effets de manche, superflus, d’un dossier lourd, exceptionnellement lourd, ‘‘Compte rendu des événements survenus à Bizerte de juin à octobre 1961’’ par le Vice-Amiral d’Escadre Amman.
Sa seule mise au jour si rapide, compte-tenu des réglementations en matière d’archives, est un exploit auquel on ne rendra jamais suffisamment hommage. Sa lecture se suffit à elle-même. Elle oppose un démenti aux bavardages et aux silences embarrassés de ceux qui peaufinaient en ces moments mêmes leur dossier de candidature à la «médaille de Bizerte» déjà en chantier.
Elle apporte un plaisir d’une qualité rare. Ce n’est pas que les idées ni le style en fussent exceptionnels. Tout simplement, ils nous informent sur la manière de ne pas désinformer la hiérarchie que l’on est censé informer. Et servir.
Le dossier Bizerte est donc, aux yeux de mon camarade et ami, le secret de Bourguiba. Et je suis parvenu à la même conclusion.
Quand Béchir Turki dit : «Il a emporté son secret avec lui», il nous fait constater que nous avons affaire à un être dont le seul horizon moral est sa propre personne. Cet égocentrisme aura commandé la manière dont il a élaboré sa décision, mais aussi la manière dont il l’a laissé exécuter, et la manière de la juger.
Le mal vient de plus loin encore
C’est vrai. Mais pas plus que le régime Ben Ali n’a été l’œuvre du seul Artisan du Changement (ce livre en administre la preuve), le «système bourguibien» n’a été l’œuvre du seul Bourguiba. Plus nettement qu’en ce qui concerne Ben Ali, le système bourguibiste a précédé de loin la prise du pouvoir par Bourguiba. Le lit de la dictature a été fait et avant et en l’absence de Bourguiba. Le système avait fini d’être rodé, huilé pour fonctionner entre les mains de n’importe quel candidat à l’autocratie. De là le soin mis par Bourguiba à les détecter. Et à donner une priorité absolue aux conflits «internes». Plus que psychologique, ce choix est politique.
De l’art de découvrir des ennemis providentiels
Une autre idée de Bourguiba a été l’intelligence aiguë de notre fragilité géographico-historique.
Les confrontations avec les ennemis extérieurs déstabilisent depuis toujours –déjà depuis le long déclin hafside– notre échelle des valeurs. La valeur la plus appréciée est chez nos dirigeants de sauver le pays d’un danger extérieur... Bourguiba l’a compris brillamment. Il nous inventait à point nommé des agresseurs. Dès que les Tunisiens, croyant leur situation redevenue suffisamment «normale», esquissaient un semblant de revendication, un discours de Nasser, le silence de quelque autre nous relançaient dans la rue pour vilipender un ennemi providentiel. Nouveau ? Non, mais commode à exhiber lorsque les revendications sociales se font plus vives, lorsque les sensibilités régionales se réveillent, lorsqu’un ministre donne des signes d’essoufflement et qu’il est trop tôt pour le congédier. Allez donc organiser une grève, commenter un manquement aux droits de l’homme alors que la patrie est en danger !
Le dossier Bizerte relève de ce type d’analyse.
Superbement indifférent à «l’intendance», Bourguiba avait longtemps considéré que l’économie n'avait qu’à «suivre». Après avoir reçu François Perroux, notre maître à penser, il nous fit remarquer que l’économiste ne disait rien que notre président nous eût déjà appris.
Quand un jour il annonça que l’on ne pouvait plus s’en tenir à une théorie de l’Etat simple gendarme de l’économie, nos quelques dizaines d’économistes se réveillèrent dirigistes, et socialistes. Et entreprirent la chasse aux sorcières libérales et crypto libérales. Il ne pouvait y avoir de politique, même économique, sans basse police. Dans cet empressement servile des élites, Bourguiba n’était pour rien.
Au bout de quelque temps, les bonnes âmes n’ont pas dû manquer pour lui signaler que l’effort qu’il avait fait sur lui pour se contenter, en ces matières réputées techniques, d’un rôle d’observateur ne donnait rien qui vaille. Il n’a pas dû avoir de mal à en avoir confirmation.
Les finances du pays, plus concrètement sa trésorerie, étaient au plus mal en ce moment précis.
Les mécontentements convergeaient. Celui des consommateurs de produits de base avec celui des hommes d’affaires (bien modestes en comparaison de leurs homologues d’aujourd’hui). On devinait des réticences, on percevait même quelques timides réserves.
L’administration s’essoufflait en expédients impuissants. Ce n’est pas facile d’être un Grand Commis de l’Etat quand on ne vous a pas donné le temps, la chance, d’être un petit commis !
J’ai vu, je comprends, et j’excuse ces modestes et vains efforts, de cette administration impuissante.
Mais Bourguiba, lui, devant cette impuissance de l’économie, songe à un coup de génie. Retrouver les spéculations politiques, géopolitiques, géoculturelles, d’une autre envergure. Prendre date pour quelque rendez-vous avec l’histoire. Il s’est souvenu de certains «inconditionnels». Il les a utilisés.
Inconditionnellement. De là Rambouillet. Aux autres, il n’a rien dit.
* - Le titre est de la rédaction.