Beau film, attachant et fort, sauf que les partis-pris d’Abdellatif Ben Ammar sur la responsabilité de l’ancien président Habib Bourguiba dans les massacres de Bizerte en 1961 et sa manière, toute manichéenne, d’opposer l’héroïsme du petit peuple à la lâcheté des élites intellectuelles m’ont quelque peu dérouté. Facile et prévisible… Ce n’est pas ce qu’on attend d’une œuvre d’art.
Ridha Kéfi



Jeudi 8 juillet: première mondiale au théâtre romain de Carthage des ‘‘Palmiers blessés’’, dernier film d’Abdellatif Ben Ammar, en ouverture du 46e Festival international de Carthage. L’événement valait le détour, mais j’en ai gardé une impression très mitigée.
Commençons par les motifs de satisfaction, et ils sont nombreux. ‘‘Les Palmiers blessés’’ sont une coproduction tuniso-algérienne. Financé en partie par le ministère tunisien de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, ce film est  coproduit par deux sociétés tunisiennes: Dumar Films (d’Abdellatif Ben Ammar) et CTV Services (d’Abdellaziz Ben Mlouka) et une autre algérienne : Procom International (de Nadia Cherabi).
Comme dans toute coproduction, la distribution est mixte: les artistes des deux pays ont joint leurs talents pour produire une œuvre à forte connotation maghrébine, aussi bien dans le fond (évocation de la mémoire des luttes nationales) que dans la forme.
Conséquence logique: contrairement à la plupart des films tunisiens cofinancés par des fonds européens, celui-ci évite les pièges de la couleur (un peu trop) locale, cette sorte de folklorisme déguisé en militantisme féministe et vaguement anti-islamiste, plus facile à «vendre» aux Européens, en quête d’une sorte  d’exotisme bien pensant.


Abdellatif Ben Ammar


Regard critique sur l’Histoire

Nous sommes donc en présence d’un film qui parle d’abord aux Tunisiens et aux Maghrébins. C’est à eux qu’il s’adresse en premier lieu, même si, comme toute œuvre d’art digne de ce nom, il essaie de parler aussi à l’humanité tout entière en évoquant des thématiques universelles (le poids de l’histoire, les chausse-trappe de la mémoire, les pièges de la culpabilité…), qui plus est, dans une forme d’écriture qui emprunte beaucoup aux techniques narratives développées par le cinéma mondial: récits intérieurs, flashs back, insertion de séquences documentaires…, comme pour inscrire la trame de l’histoire (de Chama, de sa famille, de son peuple…) dans le cours de l’Histoire humaine.
Ici, on l’a compris, la fiction ne se nourrit pas uniquement de l’imaginaire. En cherchant constamment des repères dans le cours des événements historiques – bataille de Bizerte, Première guerre d’Irak, guerre civile en Algérie…, autant de piliers pour soutenir l’architecture du film –, le réalisateur des ‘‘Palmiers blessés’’ cherche aussi à porter un regard critique sur le cours de l’Histoire et le rôle qu’y jouent les hommes, leurs intérêts, leurs égoïsmes, leurs faiblesses, leurs trahisons, mais aussi leurs élans libérateurs, leurs volontés d’émancipation, leurs héroïsmes, souvent d’ailleurs passés sous silence dans les récits officiels, œuvres de chroniqueurs complaisants et d’historiographes zélés.

Verbeux, rébarbatif et au premier degré
Et c’est là où j’en arrive aux deux ou trois points qui, dans ce film, m’ont laissé quelque peu perplexe. S’il n’est pas interdit à un artiste, et à un cinéaste de surcroît, d’avoir un point de vue et d’essayer de le défendre dans une œuvre artistique – c’est même souvent souhaité comme une forme supérieure d’engagement intellectuel et moral –, l’expression de ce point de vue doit être menée avec les moyens de l’art, qui privilégie l’allusion, la suggestion et le chuchotement au discours verbeux, parfois rébarbatif, car prévisible et au premier degré.
Abdellatif Ben Ammar a-t-il su éviter ce piège où tombent souvent les jeunes réalisateurs? La réponse est malheureusement non. Les discours de Chama et des autres personnages sur «l’Histoire écrite par les vainqueurs» ou sur «la destinée des peuples menés aux massacres par leurs élites mêmes» sonne étrangement creux en regard de l’histoire, toute en douleurs tues et en silences coupables, racontée dans le film. Le manichéisme, qui consiste à diviser les êtres humains entre bons et méchants, n’a jamais inspiré une grande œuvre artistique.
Pour y avoir succombé, ‘‘Les Palmiers blessés’’ n’en est pas une.
Que mon ami Abdellatif Ben Ammar – avec qui j’ai eu le bonheur de collaborer à l’écriture d’un téléfilm – me pardonne cette franchise ! Car qui aime bien châtie bien.
J’aurais bien aimé, en effet, que la belle histoire de Chama, qui m’a personnellement bouleversé, fusse racontée avec moins de partis-pris intellectuels et de bavardage vaguement philosophique sur le bien et le mal, l’Histoire et la destinée des hommes... Le récit n’était-il pas suffisamment parlant en lui-même? Avait-il besoin de ces «béquilles» pour tenir et être crédible? Nous pensons que non. L’histoire de Chama tient bien la route, par sa construction, par son rythme alternant les séquences lentes (mémorielles) et saccadés (liées à la quête du présent), et par le jeu, tout en ambiguïtés et en nuances, de l’actrice Leïla Ouaz, véritable révélation de ce film.

La responsabilité de Bourguiba en question
Autre reproche, qui tient aussi beaucoup du premier: pourquoi le réalisateur a-t-il cherché à s’appesantir sur la thèse selon laquelle l’ancien président Habib Bourguiba, en provoquant l’incident ayant déclenché la bataille de Bizerte, a envoyé des milliers d’innocents au massacre? Cette thèse apparaît clairement, et de manière un peu trop bavarde, dans les plans de coupe où Abdellatif ben Ammar alterne des séquences documentaires des discours de Bourguiba avec celles représentant des cadavres jonchant les rues de Bizerte. Ce doigt accusateur, qui vient assez tardivement du reste – mais là n’est pas le problème –, est un peu rapide: il aurait fallu présenter tous les éléments du contexte historique de l’époque et laisser les spectateurs juger, au lieu de leur suggérer ce qu’ils doivent retenir de l’Histoire. Ils sont assez grands pour tirer les conclusions tout seuls. La bataille de Bizerte n’est pas un événement intempestif et brusque, une sorte de déflagration qui a embrasé le ciel de la Tunisie: elle est un maillon dans une longue chaîne d’événements, un tournant dans un processus de libération et l’aboutissement dramatique d’une série d’erreurs. Bourguiba en a sans doute commis quelques unes. Mais De gaulle, mais la France, dans tout cela? Le film reste étrangement muet sur cet aspect de l’Histoire.               
Autre grief, et pas des moindres: les développements discursifs – encore ! – sur la trahison des clercs participent du même parti-pris facile: Ben Ammar oppose l’innocence du petit peuple, sa bravoure et son héroïsme, au cynisme, à la lâcheté et à la traîtrise des intellectuels.
Là aussi, le réalisateur des ‘‘Palmiers blessés’’ tombe, à l’insu de son plein gré, dans le registre, anachronique et éculé, du cinéma national-socialiste, à la Soviétique et à la Chinoise. On est, tout de même, en 2010. Et même les Russes et le Chinois ne font plus ce genre de cinéma depuis la chute du mur de Berlin. Un peu plus de nuances, de clairs-obscurs, d’interrogations, de doutes… et un peu moins d’affirmations péremptoires, de convictions et de certitudes assénées à coups de mots et d’images chocs auraient donné au film une tout autre densité.

Ces reproches, cela va sans dire, n’ont d’autre but que de susciter le débat autour de ce film, fort et poignant, qui tranche avec le ronron intimiste auquel nous ont habitués les cinéastes tunisiens. En plongeant dans les eaux tumultueuses de l’Histoire contemporaine de son pays, Abdellatif Ben Ammar a produit une œuvre attachante, qui a le mérite de ne pas laisser les spectateurs indifférents. La preuve…