Les artistes tunisiens ont un défaut majeur: quand ils tiennent un filon, ils l’usent jusqu’à la corde. Avec son nouveau spectacle ‘‘El Hadhra 2010’’, présenté jeudi 15 juillet sur la scène du théâtre romain de Carthage, Fadhel Jaziri nous en apporte encore la preuve… à ses dépens. Ridha Kéfi
Avec ‘‘El Hadhra’’, dont la première version a eu un grand succès en 1992, l’idée directrice était simple: revisiter la tradition des chants liturgiques et des danses mystiques – qui ont une dimension festive souvent d’ailleurs assez spectaculaire –, pour en tirer un spectacle moderne, où chants, rythmes, chorégraphies et scénographies, sans oublier les techniques du son et de la lumière, sont largement mis à contribution.
A l’époque, la démarche était assez inédite, en tout cas en Tunisie, et par certains côtés, audacieuse. Car elle courait le risque de choquer les puristes, qui rejettent tout mélange entre la dimension spirituelle, voire religieuse, attribuée au chant liturgique, et son exploitation dans un spectacle moderne et, pour ainsi dire, profane, pour ne pas dire transgressif et irrévérencieux.
Un filon qui rapporte gros
Contre toute attente, les Tunisiens – bien que conservateurs et très attachés à leurs traditions, ou peut-être en raison même de ce trait de caractère – ont finalement bien réagi. ‘‘El Hadhra’’ a donc eu un grand succès. Le spectacle a tourné, pendant de longues années, à travers toute la Tunisie. Il a été présenté également à l’étranger. Des remakes (ou des «copies») en ont aussi été tirés. Tout le monde y est allé de sa ‘‘Hadhra’’: le filon rapportait gros. Il ne fallait pas tant pour que le concept soit – comment dire? – galvaudé, banalisé, exploité au-delà de toute mesure, usé jusqu’à la corde.
D’où cette question: quelle mouche a piqué Fadhel Jaziri, co-créateur avec Samir Agrebi d’‘‘El Hadhra 1992’’, pour qu’il se lance sans filet dans l’aventure d’‘‘El-Hadhra 2010’’? Est-il à court d’idées et d’inspiration? Cherche-t-il à reprendre la paternité d’un spectacle qui a fini, avec le temps, par n’appartenir à personne? Pense-t-il vraiment que le filon est inépuisable et qu’il est en mesure d’en tirer encore davantage, même en courant le risque de lasser le public?
On le sait, il n’y a pas pire que l’impression de déjà vu pour vous «tuer» un spectacle. ‘‘El Hadhra 2010’’, malgré tous les efforts consentis pour en faire un spectacle nouveau et complètement décalé, n’a malheureusement pas pu éviter ce piège.
La critique noyée dans la Com
Bon parleur, Fadhel Jaziri trouvera sans doute des mots pour faire passer ‘‘El Hadhra 2010’’ pour un nouveau trait de génie. Le sien bien sûr. Pis (ou mieux ?): il trouvera des universitaires et des «critiques» complaisants, bien pensants et/ou influençables, pour défendre son spectacle et décréter qu’il est une œuvre définitive et indépassable, en appelant à rescousse Platon, Al Hallaj, Sidi Belhassen, Saïda Mannoubia et autres Roland Barthes. Il se trouvera aussi des boîtes de Com – il n’y a plus de critique d’art aujourd’hui en Tunisie, où tout le monde préfère la Com (sonnante et trébuchante) et s’y complaît – pour inonder les confrères d’interviews, de commentaires et d’articles dont les auteurs disent adorer ‘‘El Hadhra 2010’’.
Cela ne changera rien à l’impression que nous avons eu en assistant à ce spectacle, jeudi dernier, au théâtre romain de Carthage. ‘‘El Hadhra 2010’’ est une énième copie, assez fade du reste – l’effet de surprise lié à la découverte s’étant estompé avec le temps –, d’un spectacle qui, il y a 18 ans, a ému les Tunisiens, les a enthousiasmés, mais qui, à force de répétitions et de redondances, a fini par les lasser. Définitivement.
Une impression de cacophonie
Mélanger les airs profanes, sinon voyous, du «mezoued», à ceux, vaguement spirituels, de la «hadhra» soufie, n’a plus rien d’audacieux: la sauce a pris depuis bien longtemps et on vous la sert aujourd’hui à tous les plats et à-qui-mieux-mieux. Introduire des mélodies et des rythmes jazzy dans des chants liturgiques orientaux, mélanger les instruments appartenant à des univers musicaux différents (bendirs, darbouka et qânoun d’un côté, guitare basse, batterie et saxophone de l’autre) n’a plus rien de vraiment inventif. On pourrait dire autant des mélanges prétendument osés dans les distributions musicales, les chorégraphies, les costumes, etc. Décidément, l’effet de surprise ne fonctionne plus: car tout est déjà vu et entendu.
Quand, à tout cela, on ajoute l’absence de synchronisation entre les différents acteurs du spectacle, l’impression de cacophonie qui se dégage de certains passages musicaux, les transitions entre les tableaux qui se prolongent indéfiniment et inexplicablement, faisant durer artificiellement le spectacle… on en arrive à la conclusion qu’avec ‘‘El Hadhra 2010’’, Fadhel Jaziri s’est fait piéger lui-même deux fois. La première en croyant pouvoir exploiter indéfiniment le filon d’‘‘El Hadhra’’. Et la seconde en ne se donnant pas le temps nécessaire pour bien serrer les vis de son spectacle, apporter plus d’harmonie aux mouvements chorégraphiques, réduire les temps morts, gommer les gestes superflus, les verbiages scénographiques, les rajouts et les excroissances: bref tout ce qu’on attend d’un metteur en scène qui a l’expérience et le parcours de Fadhel Jaziri.