Jusqu’au 1er avril, l’art contemporain et la Tunisie sont à l’honneur à l’Institut du Monde arabe à Paris, à travers une exposition intitulée «Dégagements».
Par Emmanuelle Houerbi
Selon Michket Krifa, commissaire externe de l’exposition, «Dégagements» «se veut l’écho des réflexions, interrogations et expressions diverses que les artistes ont explorées pendant cette période de transition». Une sorte d’instantané des artistes touchés de près par la révolution tunisienne, un an après la bataille.
Comité populaire pour la protection du Mnamc de Halim Karabibène
Un an est passé depuis la chute du dictateur. Un an depuis les avalanches d’images de foules en colère, de poings vengeurs et de slogans assassins. Un an depuis l’euphorie de la Révolution, où tant d’artistes s’étaient engagés «dès les premières étincelles, devenant pour un temps citoyens et acteurs de l’Histoire tout autant que créateurs et témoins».
Janvier 2012, l’art retrouve toute sa place et tout son sens : celui de la mise à distance des événements, de la transfiguration du monde et de son questionnement.
Une exposition décloisonnée
Michket Krifa, commissaire d’expositions d’arts visuels («La Palestine, la vie tout simplement», «Espace privé, Femmes d'image en Tunisie», «Regards croisés sur l’Iran») et directrice artistique de la biennale africaine de la photographie à Bamako depuis 2009, vient de publier un ouvrage en anglais intitulé ‘‘Arab photography now’’.
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Ce n’est donc pas un hasard si l’exposition fait la part belle à la photographie, mais sans oublier pour autant les autres formes d’expression artistique : la peinture, la sculpture ou la vidéo sont représentées, ainsi que la caricature (l’emblématique chaton Willis From Tunis de Nadia Khiari) ou le Tag (Sk-one), symboles de la liberté retrouvée et de la réappropriation de l’espace urbain.
Par ailleurs, l’exposition tend à représenter l’Afrique et le Monde arabe comme un tout, la vingtaine d’artistes majoritairement tunisiens, mais aussi libanais, marocains et égyptiens répondant au malien Abdoulaye Konaté («Fruits de Tunisie, Bouazizi»).
IMA
La recherche de l’épure
Un regard distancié et épuré sur les événements caractérise l’ensemble de l’exposition, et est particulièrement sensible chez les photographes. Jellel Gastelli, par exemple, a saisi l’occasion pour revenir sur ses centaines d’instantanés de la Révolution tunisienne, avec comme résultat une série de cinq photographies «emblématiques» («Rock the Kasbah»), tirées en grand format : il l’affirme, ce seront les seules qu’il montrera jamais sur cette période de l’histoire tunisienne.
Wassim Ghozlani, de son côté, expose sa série «Postcards from Tunisia», un projet initié un an avant la Révolution et conçu sur une période de trois ans. Ces cartes postales d’un nouveau genre visant à montrer la réalité de la Tunisie et de ses habitants semblent rester les mêmes, avant, pendant et après la Révolution : celles de «routes sans revêtement, d’habitations archaïques et de petit villages oubliés et bannis de la représentation».
Tounsi Motha Fucka, Sk-One & Meen-One
Même travail sur le long terme chez Hichem Driss, qui expose deux photos d’une série, «#404», initiée en juin 2010 et toujours en cours, représentant des Tunisiens de tous âges, tendances, sexes et couleurs. Anonymes et les yeux masqués d’un rectangle noir, symbole de la censure et du bâillonnement de tout un peuple.
Ce sont leurs œuvres qui en parlent le mieux
Au travers de leurs œuvres, les artistes portent leur regard et s’expriment sur les grands enjeux et interrogations d’une période cruciale et tourmentée. Les territoires oubliés, la misère ou l’émigration, tout d’abord, avec notamment «Cap pas bon» de Wissem El Abed, une œuvre de 2005 restée toujours aussi actuelle avec sa représentation en résine d’un bateau échoué. Puis la censure, avec les corps entravés de Meriem Bouderbala (série «The Awakened») ou les fameux virus de Rym Karoui (ici : «Les Virus de la Révolution»). La discrimination et l’identité culturelle et religieuse ensuite, avec les «Punching-ball» de Faten Gaddes, mystérieusement décorés à son effigie changeante. Ou encore la question politique avec «Le pyromane» du libanais Ali Cherri, «Nous ne mangerons plus de ce pain là» de Héla Lamine, «Le sultan et la princesse» de Mourad Salem ou «Le peintre et les bâillonnés» de Nabil Saouabi, une huile sur toile conçue autour de la fameuse image d’un Ben Ali au chevet de Mohamed Bouazizi. L’espoir avec «l’Hymne à la vie» de la marocaine Majida Khattari et «Bourgeons» de Aïcha Filali.
Rock the Kasbah, Jellel Gastelli
Enfin, dernier thème traité (et pas des moindres !), la résistance culturelle, grâce au peintre Halim Karabibène et à son inénarrable comité de défense d’un hypothétique Musée d’Art Moderne et Contemporain de Tunis, symbolisé depuis 2007 par… une cocotte-minute !
Dégagements bientôt en Tunisie ?
Puisqu’on ne peut pas les présenter tous ici et puisque seule une visite et une confrontation avec les œuvres permet de ressentir individuellement le travail de l’artiste, faisons le rêve que «Dégagements» mette le cap sur la Tunisie après le 1er avril, en une exposition itinérante célébrant ici aussi le premier anniversaire de la Révolution ! Ceci pour étendre de notre côté de la Méditerranée l’hommage de Michket Krifa aux artistes, «à leur courage, à leur engagement, à leur créativité et à l’humour salvateur dont ils ont fait preuve pendant cette année riche en promesses et en bouleversements».
Souhaitons aussi au livre de Michket Krifa, ‘‘Arab photography Now’’, d’être bientôt disponible en Tunisie… Tout ceci pour que la culture se démocratise peu à peu et qu’elle ne soit plus réservée à un petit nombre de globe-trotters et de privilégiés !