Il est écœurant de constater que le producteur d’une œuvre à la gloire du roitelet de l’autocratie du Qatar est un Tunisien (Tarak Ben Ammar, Ndlr) qui surfe sur les vagues de la révolution aujourd’hui.
Par Youssef Cherif*
Les revues du film Or Noir (de Jean-Jacques Annaud), critiques ou pas, évoquent rarement la place du Qatar dans sa réalisation. Beaucoup se sont même étonnés de voir un pays du Golfe payer pour une production qui montre comment les Arabes se sont entretués pour des pacotilles alors que les Texans se partageaient leurs richesses. D’aucuns se sont par ailleurs félicités de voir en Auda et son frère, le médecin occidentalisé des Arabes modernes et modérés, du type qu’adore l’Occident, les bons Arabes…
L’Américain ne triomphe qu’à moitié
Comparé à Sex and the City 2, le film est une vraie ode à la gloire de la nation arabe. On y distingue tolérance, courage, savoir, importance de l’écriture, de la famille, etc. Le bien triomphe à la fin, et, fait rare dans un film qui a coûté plus de 50 millions de dollars, l’Américain ne triomphe… qu’à moitié.
Le récit édulcoré du dévoiement des tribus d'Arabie
Il y a du réalisme dans les faits, surtout qu’on y montre les blancs assoiffés de pétrole et les Arabes impulsifs qui se font la guerre matin et soir. On montre aussi l’omniprésence des hommes de religion à la cour, soit en marionnettes aux mains du souverain, soit en obstacles entre lui et la réalité. On se régale à volonté de l’image d’un prince qu’on achète avec un peu d’or et des médailles sans valeur.
Mais ce qui pousse le Qatar à financer ce péplum est exactement ce qui a poussé feu Mouammar Kadhafi à financer Al Risala et Omar al Mokhtar: la propagande.
Les deux principautés interposées dans le film, à savoir Hobeika et Salmaah, ne sont autres que la transposition de l’Arabie Saoudite et du Qatar.
Le fourbe et le pieux
La Imara de Nesib, le fourbe, est une reconstruction du royaume wahhabite. Premier des potentats du Golfe a avoir accepté la mainmise américaine, Ibn Saoud, comme Nesib, a vite fait d’asservir les tribus d’Arabie sous sa coupe à prix d’argent et de montres dorées pour profiter des honneurs que ses nouveaux maitres lui réservaient. D’héritier tribal déchu, Ibn Saoud se retrouve roi des rois.
Tahar Rahim, l'une des stars d'Or Noir
Celle du Sultan Amar, le juste têtu, représente le Qatar. Cet ilot, petit et sans grandes ressources, si ce n’est celle de la pêche jusqu’au milieu du siècle passé, s’est toujours vu relégué en dernière position. En fait, le prince Khalifa, père de l’actuel prince du Qatar Hamad Al Thani, était un homme pieux et conservateur, qui voulait un Etat Musulman, Wahhabite et fidele aux traditions. Le fils cependant, mais surtout son entourage, voulait un pays plus moderne et plus ouvert. En 1995, il commandite donc un complot de palais et le père se retrouve exilé; c’est depuis ce jour-là que la face du Qatar a changé.
Les mirages de la modernité
Dans le film, Amar est tué par erreur, à la place de son fils. Auda le pleure, même s’ils étaient en désaccord, ce qui montre son respect pour celui qui l’a mis au monde, en conformité avec les traditions de l’islam.
Un déroulement de cette manière aurait probablement soulagé Hamad du Qatar. Né dans un milieu traditionaliste et ayant appris les préceptes de l’islam par cœur, le remords doit souvent l’assaillir en se souvenant qu’il a désobéi a son père. Son coup n’a pas plu à tout le monde non plus, à commencer par les clercs qui entouraient son père – tout comme dans la cour d’Amar (ce qui a amené Hamad à les remplacer par une importation Egyptienne, Sheikh Youssef al-Qaradhawi).
Affiche du film d'Annaud
Dans le film, si le meurtre n’avait pas eu lieu, Auda serait passé à l’acte et tué son père: son désir de changement et les convoitises de l’Occident l’y auraient poussé. Auda a donc eu la chance qu’Hamad n’a pas pu avoir, mais qu’importe? Au final, les deux royaumes, le fictif (Hobeika) comme le superficiel (le Qatar), auront intégré les mirages de la modernité.
Il faut donner à Or Noir le crédit d’avoir dépeint une partie de cette triste réalité qui veut que les Arabes soient les porteurs d’une civilisation en décadence continue depuis plusieurs siècles.
Dans la même lignée que Syriana, mais moins bien ficelé et beaucoup plus optimiste, ce film est à voir au moins une fois. Il ne faut pas, cependant, s’attendre à son succès en Occident, car c’est un film à consommation locale.
Il va sans dire que ceux qui ont financé le film sont ceux qui ont donné le coup de grâce à la décadence des peuples arabes. Or Noir1 aurait peut-être eu plus de valeur si sa production avait eu lieu en 2008 ou 2009, et si son bailleur de fonds était autre qu’une dictature. Mais, aujourd’hui, les Arabes se libèrent. Le Qatar les a aidés à chasser leurs dictateurs, mais leur devoir est d’aider son peuple à se libérer aussi, et non secourir son dictateur qui se façonne une nouvelle image.
Antonio Banderas et Tahar Rahim
Un homme d’affaires tunisien doit se souvenir de la délicatesse de la nationalité qu’il porte; il est écœurant de constater que le producteur d’une œuvre à la gloire du roitelet de l’autocratie du Qatar est un Tunisien qui surfe sur les vagues de la révolution aujourd’hui.
* Blogueur tunisien.
1- Le film a ouvert la troisième édition du festival Doha-Tribeca, le 25 octobre 2010.
Article du même auteur dans Kapitalis :
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