Ceux qui pensent que c’est en coupant les têtes – fût-ce symboliquement – que l’on accèdera à une société plus juste devraient visionner attentivement ce film documentaire, juste pour voir qui était au cœur de la révolte.

Par Samantha Ben-Rehouma


La révolution de Jasmin, objet d’une multitude d’images éparpillées sur toute la planète via internet, est également devenue un documentaire (qui a pu voir le jour grâce à la mobilisation et l’assistance du bureau de l’agence américaine de développement, l’USAid, à Tunis) de 52 minutes basé sur des témoignages réels de 40 Tunisiens des 24 gouvernorats du pays.

Mélangeant humour, émotion et souffrance, ce récit est filmé dans le décor authentique de la Tunisie dans toute sa diversité: les montagnes du Kef, les ruines de Sbeïtla, les roses de sable du Djérid, la médina de Kairouan …

Lève-toi et marche!

Que nous montre le film? D’abord, cette agitation, cet enivrement, cette liberté de parole et de mouvement qui ont contrebalancé un régime (vacillant) dans la journée du 14 janvier 2011 et qui ont suscité cet élan de solidarité jamais connu auparavant. Puis une galerie de portraits, d’âges, de sexes, d’origines, d’attitudes, qui se mélangent, se respectent, s’unissent dans un même ras-le-bol, dans un même défi, dans un même combat.

Bref, un peuple grisé par le souffle de la révolte. De telles images (si précieuses aujourd’hui) tant elles nous rappellent combien le peuple tunisien était uni comme les cinq branches de l’étoile sur notre cher drapeau tunisien…

‘‘Mon 14’’ nous offre quelques séquences fortes comme le témoignage de ce jeune, pris pour cible par un sniper derrière le ministère de l’Intérieur, ou cette vieille femme si émue par le vécu de cette journée qu’elle ne peut retenir ses larmes…

Certes, il faut de la distance pour réussir à styliser des faits et c’est pourquoi ‘‘Mon 14’’ comporte, sur le plan cinématographique, quelques maladresses techniques comme l’articulation de la mise en scène. En effet, le film, si tant est que cela soit son propos (ou son but), peine à rendre compréhensible l’organisation des choses, n’impose aucun point de vue ni même de véritables personnages, tout au plus certaines figures qui finissent par devenir reconnaissables.

L'ambassadeur américain Gordon Gray avec les réalisatrices Ismahane Lahmar et Amira Mimouni.

Ainsi a-t-on le sentiment de se trouver devant une œuvre dont l’organisation aurait pu être tout autre, dont les éléments se juxtaposent aléatoirement. Il n’y a d’ailleurs, et c’est révélateur, quasiment aucune action véritable. Au bout d’un quart d’heure, on a déjà repéré une manie dans la mise en scène: plan large, extérieur, cadre dans le cadre puis plan d’ensemble en intérieur: reprise de conversation, regard dans le vague, une bouffée de cigarette, etc. Le problème n’est pas tant que la mise en scène manque d’inventivité mais le procédé répétitif de plans scènes alourdit quelque peu le film…

Sur le fond rien à dire: Ismahane Lahmar ausculte cette journée particulière et met sous le feu des projecteurs des gens venus de tous horizons et de toutes strates de la société… un casting intelligent qui, malgré la confusion du propos laisse quelques traces indélébiles. C’est déjà beaucoup...

Un vrai devoir de mémoire

En matière de fiction, le scénario fait le récit. En matière de documentaire, le récit fait le scénario.

Outre des raisons historiques évidentes, ‘‘Mon 14’’ est avant tout un documentaire basé sur les espérances de ce peuple frustré par des années de dictature.

Le sous-titrage en français et en anglais (pas anodin, j’imagine) est une bonne idée car ce documentaire doit devenir un outil éducatif pour les cours d’histoire et d’éducation civique dans les écoles. Un vrai devoir de mémoire doit être fait et si cela doit se faire par le biais de documentaires… Pourquoi pas ?! ‘‘Nuit et Brouillard’’, film d’Alain Resnais datant de 1955, et constamment projeté dans toutes les écoles de France, est là pour ne pas oublier l’horreur des camps de concentration; ‘‘Home’’ de Yann Arthus-Bertrand projeté aussi dans toutes les écoles du monde afin de sensibiliser les écoliers sur l’urgence planétaire et la dégradation de l’environnement: autant d’exemples qui soulignent l’importance du documentaire. Après la rue et l’actualité, les révolutions entrent dans une deuxième phase, celle de l’histoire et des salles de cinéma.

Tout ça pour ça

La révolution de Jasmin telle que filmée par Ismahane Lahmar, pensée et produite par Amira Mimouni, avait suscité l’espoir de tout un peuple en faisant boule de neige. Toute cette colère manifestée légitime le fait qu’on puisse vouloir en faire des films ou des documentaires, histoire de ne pas se couper du réel en mettant un voile sur nos yeux.

Affiche du film.

Cependant – et au vu des évènements politiques qui ébrèchent chaque jour le sourire figé du pouvoir en place –, cette «fawra» (ébullition, très vite devenue «fawdha», désordre) n’aura-t-elle servi qu’à ouvrir la boite de Pandore pour le grand retour de la chariâ?

En Tunisie, l’expression exacerbée de comportements (pour ne pas dire débordements) religieux (preuve d’une immoralité profonde et à l’opposé de toute forme de réels sentiments religieux) l’habit fait le moine! Faudra-t-il créer un délit de tartufferie? Et pour ceux qui, encore aujourd’hui, pensent que c’est en coupant les têtes – fût-ce symboliquement – de tous les riches, les patrons, les hommes politiques corrompus, etc., que l’on accèdera à une société plus juste, on leur conseillerait de visionner attentivement ‘‘Mon 14’’ (juste pour voir qui était au cœur de la révolte) et de mettre les voiles une fois pour toute!