Parti au pouvoir, et qui entend le rester le plus longtemps possible, le parti islamiste Ennahdha déploie, avec une insolente assurance, les fastes de son congrès de la… renaissance.

Par Ridha Kéfi


C’est au Palais des Congrès du Kram, au nord de Tunis, que s’est ouvert, jeudi, le 9e congrès du parti islamiste Ennahdha (Renaissance), le 1er non-clandestin organisé depuis 1988 par ce parti qui, au sortir de quarante ans de répression, de clandestinité et d’exil, se trouve, aujourd’hui, propulsé à la tête d’une coalition gouvernementale, avec deux autres partis de centre-gauche, le Congrès pour la République (CpR) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl ou Ettakatol), plus obligés qu’alliés, et qui font de la figuration.

Ce congrès, qui s’achèvera dimanche par la reconduction (divine surprise!) de Rached Ghannouchi à la présidence du parti, réunit quelque 1.100 délégués venus des quatre coins du pays. Et près de 10.000 participants.

La séance d’ouverture a été marquée par la présence de plusieurs invités de marque, notamment Khaled Mechaâl. Le président du bureau exécutif du mouvement islamiste palestinien Hamas a été chaleureusement accueilli par les slogans «Le peuple veut libérer la Palestine» et «Gaza, symbole de la dignité». Cependant, lorsque ce dernier a commencé son speech de circonstance, les ambassadeurs de pays occidentaux, présents à l’ouverture, avaient déjà quitté ostensiblement la salle du congrès.

Ben Jaâfar: le faire-valoir et l’alibi

Le président de l’Assemblée nationale constituante (Anc), Mustapha Ben Jafaâr, chef d’Ettakatol, présent aux premiers rangs des invités, à appelé, dans son intervention, à combattre «toute forme de dictature qu’elle soit au nom de la religion ou de la modernité», renvoyant ainsi dos-à-dos les fondamentalistes religieux et les partisans de la laïcité, une manière vaguement consensuelle de ne jamais trancher dans un sens ou un autre.

«Notre réussite est liée à notre capacité à préserver l’esprit de consensus», a d’ailleurs souligné M. Ben Jaâfar, comme pour justifier son alliance avec Ennahdha, considérée comme contre-nature par de nombreux dissidents de son parti. «Notre avenir est entre nos mains pour former une société citoyenne et instaurer un régime républicain civil, pour instaurer un Etat moderne qui préserve l’identité du peuple arabo-musulman», a ajouté cette ancienne figure de l’opposition au régime de Ben Ali passée avec armes et bagages – et sans état d’âme – dans une alliance gouvernementale où les Tunisiens ont du mal à reconnaître son empreinte personnelle, et encore moins les principes et idéaux  pour lesquels il avait combattu, quarante ans durant: la liberté, les droits de l’homme et la laïcité. C’est-à-dire la séparation de la religion et de l’Etat, principe mis à mal aujourd’hui par la «troïka», la coalition gouvernementale au pouvoir, dominée par les islamistes, et dans laquelle M. Ben Jaâfar accepte de jouer le rôle de faire-valoir et d’alibi.

L’islamisme modéré: une promesse ou un leurre?

Le Premier ministre Hamadi Jebali, n° 2 d’Ennahdha, dont le gouvernement n’avance pratiquement sur aucun des chantiers de réforme ouverts par le précédent gouvernement – ni l’administration, ni la police, ni la magistrature, ni les médias, ni a fortiori la justice transitionnelle – peut continuer de promettre un engagement ferme pour la démocratie et les droits de l’Homme et envers le consensus et la coalition au niveau du pouvoir, en référence à l’alliance gouvernementale qu’il dirige, ses promesses, on le sait, n’engagent que ceux qui y croient.

Au sujet d’Ennahdha, M. Jebali a jugé qu’il fallait renforcer l’option civique du mouvement et son attachement à la liberté, aux acquis de la société et à la défense de l’identité et de la référence islamique. Il faut que le mouvement renforce sa présence en tant que leader et force modérée qui assume le poids du pouvoir, a-t-il déclaré.

Le chef du parti, Rached Ghannouchi, a adopté le même discours conciliateur. «Nous voulons transmettre un message que ce congrès est celui de l’union du peuple tunisien. Nous sommes un peuple uni», a-t-il déclaré. «Je veux rassurer le peuple, le pays est entre de bonnes mains», a-t-il ajouté.

«Ce pays a besoin d’un consensus national, nous appelons à la conciliation nationale», a-t-il poursuivi, qualifiant les crises secouant la Tunisie et la coalition au pouvoir de «périodiques» et «normales» après une révolution. «En Tunisie, tous les mouvements peuvent cohabiter», a-t-il ensuite lancé, réitérant sa volonté d’«ancrer Ennahdha en tant que mouvement islamiste modéré, ouvert, porté sur les préoccupations des Tunisiens et des Tunisiennes».

Cette thématique de l’islamisme modéré à la Turque, survendue par les leaders d’Ennahdha, et qui a encouragé beaucoup de Tunisiens à voter pour les listes de ce parti, lors des élections de l’Anc, le 23 octobre 2011, tient-elle encore la route?

L’opposition de gauche et libérale, qui dénonce de plus en plus les tentations hégémoniques du mouvement islamiste, exagère-t-elle vraiment la menace ou tire-t-elle une sonnette d’alarme fort opportune pour avertir les Tunisiens contre la mise en place d’une nouvelle dictature, islamiste cette fois?

 

Les analystes peuvent continuer à conjecturer sur les enjeux de ce congrès, qui doit trancher entre les soi-disant ultras, tenants de la ligne dure, partisans de l’inscription de la chariâ, la loi coranique, dans la Constitution en cours d’élaboration, et les soi-disant modérés, partisans d’une ligne plus pragmatique, ouverte sur les exigences de la démocratie moderne.

Les plus sceptiques des observateurs, quant à eux, continueront à mettre en doute la capacité de ce mouvement à se transformer, à se moderniser et à se mettre dans une dynamique démocratique réelle, qui accepte le pluralisme et, surtout, l’alternance.

Les attraits aveuglants du pouvoir

Ennahdha a sorti encore une fois, jeudi, sa mascotte (et son leurre) de toujours, Abdelfattah Mourou, co-fondateur du mouvement et figure avenante d’un islam quiétiste et tolérant à la Tunisienne. Il n’en reste pas moins que l’accolade et l’embrassade sur le front, entre l’avocat tunisois et Rached Ghannouchi, son alter égo et ennemi intime, sous les applaudissements des militants, restera dans les annales du mouvement comme un moment théâtral, anecdotique et sans lendemain. Cheikh Mourou ne s’y est pas trompé, qui a tenu à avertir ses camarades, avec des mots forts, contre les attraits aveuglants du pouvoir.

Ne pouvant reprocher à Me Mourou de mal connaître ses compagnons de route, on serait bien inspiré de prendre son avertissement pour ce qu’il est: l’annonce d’une possible dérive autoritaire, dont on observe de plus en plus les signes avant-coureurs.
Rien n’empêche les Nahdhaouis d’œuvrer à démentir leurs contempteurs : c’est contre les velléités despotiques consubstantielles de leur culture qu’ils doivent aujourd’hui se battre.