Sous un soleil de plomb, des acteurs de la société civile ont manifesté, mardi matin, au Bardo contre le projet d’indemnisation des anciens prisonniers politiques amnistiés. D’autres, proches d’Ennahdha, ont organisé une contre-manifestation.
Reportage de Zohra Abid
«Réveillez-vous, Ennahdha est en train de vous piller», «Voler c’est haram» (pêché), «Le droit des pauvres à la vie, à la dignité», «Droit au travail et à l’eau», «Aux voleurs...», lit-on sur des banderoles brandies, mardi matin, devant le siège de l’Assemblée nationale constituante (Anc), au Bardo, par une foule de manifestants.
«Couvrez-moi ces bras que je ne saurais voir!»
Une foule qui gonfle devant l'Assemblée constituante.
Des étudiants, des représentants de la société civile, des diplômés chômeurs et des défenseurs des droits de l’Homme ont répondu à l’appel lancé sur les réseaux sociaux et véhiculé de bouche en oreille depuis la démission du ministre des Finances Houcine Dimassi, il y a quelques jours. Sur les raisons de sa démission, ce dernier a, notamment, évoqué le projet d’indemnisation des anciens prisonniers politiques amnistiés élaboré par le gouvernement, qui va profiter essentiellement aux membres du parti islamiste Ennahdha au pouvoir et, surtout, faire un énorme trou dans le budget de l’Etat pour 2013.
C’est ce projet, qui va être examiné mercredi par le gouvernement avant d’être soumis à l’Assemblée, que tout ce beau monde est venu dénoncer.
"Qui milite pour de l'argent est un mercenaire".
Cependant, en face, il y a le clan adverse, qui défend bec et ongles le gouvernement Jebali en général et le parti Ennahdha en particulier. La «milice est entrée en ligne», a ironisé un manifestant anti-Ennahdha. Et d’ajouter: «Il s’agit d’ailleurs des mêmes visages que nous avons croisés lors des événements du 9 avril ou devant le siège de la Télévision nationale. Après avoir loué leurs services à Ben Ali, ils roulent aujourd’hui pour le parti de Rached Ghannouchi».
Les milices en question ce sont un groupe de barbus en colère, qui lancent des imprécations et des menaces: «Nous allons faire appliquer la chariâ malgré vous et la Tunisie suivra le rite wahhabite. Allez vous couvrir les bras et le visage, espèce de pute, sinon (un très gros mot, Ndlr)», a lancé un quinquagénaire, barbe sel et poivre, en direction d’une dame d’un certain âge. Plutôt décemment vêtue, mais les bras nus.
"Qui indemnise les pauvres et les démunis?"
Le quinquagénaire est entouré d’un groupe de jeunes qui crient très fort contre des jeunes de leur âge du camp adverse. Ces derniers appelaient le gouvernement à revenir sur le projet d’indemnités. «S’il y a encore de l’argent dans les caisses de l’Etat, il vaut mieux le dépenser pour améliorer la vie des plus démunis», disent-ils.
Les ministres mènent grand train et le peuple a droit de savoir
«J’ai vu à la télé une famille de 9 membres qui vit avec seulement 100 dinars par mois, je n’en reviens pas, c’est une telle misère… alors que les nouveaux Trabelsi (les Nahdhaouis et leurs alliés comparés à la famille mafieuse des Trabelsi, celle de l’épouse de Ben Ali, Ndlr) sont en train de gaspiller l’argent du contribuable. Y a t-il quelqu’un qui peut nous dire combien les frais de nos ministres ont coûté aux caisses de l’Etat en seulement 8 mois?», a lancé une militante associative.
"Le vol est haram" (illicite), écrit ce gamin dans son petit bout de papier.
Aussitôt, des cris ont fusé, non loin de là: «Saha ellehya ya tajamoô» (Anciens du Rcd, la barbe vous sied bien!), par allusion aux membres de l’ancien parti au pouvoir devenus récemment membre d’Ennahdha.
Des grappes de personnes en colère et suintant de sueur se sont défaites d’un côté pour se constituer un peu plus loin à l’ombre. Là, on ne badine pas non plus. La tension monte de tous les rangs. Les mots qui sont revenus à plusieurs reprises: «Ennahdha vole; Ennahdha sert les intérêt du Qatar et de l’Arabie saoudite; Ennahdha cherche le pouvoir et s’en fout du peuple; Ennahdha prépare un putsch social pour imposer un islam à la saoudienne, etc.».
A sa sortie de l'Assemblée, Iyed Dahmani a eu un bref échange avec les manifestants.
Des échanges de noms d’oiseaux par-ci, quelques bousculades par-là… L’ambiance est devenue électrique. Des Nahdahouis qui ont cherché la bagarre physique ont vite été chassés… par plus costauds qu’eux.
Du renfort et du bruit des «bottes»
Face à la montée des périls et craignant un accès de violence, les agents de police, qui protégeaient le siège de l’Assemblée, ont demandé du renfort. Vers midi 30, il y a eu un peu plus de personnes et la place est devenue noire de monde. On remarquera sur notre chemin le député indépendant Khemaïs Ksila, puis Iyed Dahmani du Parti républicain, puis d’autres qui causent avec les manifestants dont ils partagent les craintes. «Ça fait près d’un mois que nous ne sommes pas réunis pour parler de plusieurs sujets et enquêtes en cours, comme celle relatives aux évènements du 9 avril et autres», dira Khemaïes Kcila à Kapitalis.
"Le peuple paupérisé mérite davantage l'indemnisation".
Du coup, il y a un bruit de «bottes». Impressionnant. «Nous n’avons rien contre vous, vous avez droit de vous exprimer et vous n’êtes pas des gens violents. Le renfort qu’on a demandé est seulement pour protéger tout le monde, c’est notre métier et vu ce qu’on voit, ça peut tourner à tout moment au vinaigre», dit un policier en tenue civile.
Nous voulons notre part de la «ghanima»
La foule a beaucoup gonflé à l’ombre du mur et des arbres, le soleil de midi écrase de plus en plus le Bardo. Les manifestants ont continué de crier leur colère et à demander au gouvernement de respecter en priorité les objectifs de la révolution. Ils ont continué aussi de se chamailler avec les partisans d’Ennahdha et autres mouvements islamistes. Ces derniers disent qu’ils ne vont pas lâcher prise et qu’ils prendront leur «ghanima» (butin de guerre) quitte par la force. Le ton est monté de nouveau. Entre les partisans d’Ennahdha et les représentants de la société civile: deux camps qui n’arrivent plus à dialoguer. Mais au moment d’en arriver aux bras, chaque partie se ravise. Dans quelques minutes, les groupes vont s’effilocher. La polémique se poursuivra, dans d’autres enceintes et avec d’autres moyens.
Le député Khémaies Ksila se mêle aux manifestants.
Ainsi va la transition tunisienne, entre accès de fièvre et abattement, entre euphorie et désenchantement.