Un président nommé par les trois présidents, des membres choisis par les députés des partis au pouvoir, une mobilisation des moyens humains et matériels soumise à la volonté de l’administration…

Par Wahid Chedly


 

Aux yeux de la société civile, le projet gouvernement relatif à la création d’une instance des élections n’offre pas des garanties d’indépendance.

Des organisations de la société civile ont sonné mercredi le tocsin sur la volonté du gouvernement de mettre le grappin sur l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) qui sera chargée de piloter les prochaines élections.

La démocratie tunisienne est en danger

Ces organisations qui œuvrent dans le domaine de l’observation électorale et parmi lesquelles figurent notamment l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (Atide), le réseau Mourakiboun (Observateurs), le collectif Aoufiya (Fidèles) et la Ligue des électrices tunisiennes (Let), ont présenté, au cours d’une conférence de presse, mercredi à Tunis, une analyse critique du projet de loi relatif à la création d’une nouvelle Isie présenté  récemment par le gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahdha.

Kamel Gharbi (Ofiya) et Moez Bouraoui (Atide).

«La démocratie tunisienne est en danger. L’intégrité des prochaines élections est menacée au cas où l’Assemblée approuve le projet du gouvernement relatif à la création d’une instance des élections contradictoire avec les principes d’indépendance et de transparence  garantissant des élections intègres et démocratiques», a averti de prime abord Rafik Halouani, président du réseau Mourakiboun.

Rappelant que la mise en place d’une Isie constitue une question déterminante pour la réussite de la transition démocratique en Tunisie, le président du collectif Aoufiya, Kamel Gharbi, a, quant à lui, appelé le gouvernement, les partis politiques et la société civile à approfondir le débat à ce sujet et à l’élargir à tous les acteurs politiques. «Un premier projet de loi relatif à cette instance attribué au gouvernement a fuité avant que le gouvernement ne présente officiellement son projet sans avoir procédé à de larges consultations avec la société civile et l’opposition. Cela donne l’impression que certaines parties font des calculs politiques étriqués à propos d’une instance qui engage l’avenir de la très fragile démocratie tunisienne », s’insurge-t-il. Et  d’ajouter: «Dans ce contexte, nous nous attachons à jouer pleinement le rôle d’une société civile qui contrôle, formule des réserves et propose des recommandations de nature à améliorer le projet de loi».

La troïka nomme et valide par le vote à la majorité absolue!

Dans leur lecture critique du projet de loi du gouvernement relatif à la création d’une Isie, les organisations de la société civile contestent, en premier lieu, le mode de nomination de l’instance qui comprend un président et huit membres. Le président est désigné par consensus des trois présidents (président de l’Assemblée, président de la République et chef du gouvernement), puis voté par l’Assemblée constituante à la majorité absolue des membres (50%+1). Pour les huit membres, une commission spéciale composée des chefs de groupes parlementaires procède à une présélection de 16 candidats parmi les candidatures libres qui lui parviennent. L’Assemblée procède par la suite à un vote au scrutin majoritaire plurinominal pour choisir huit membres seulement.

Nihel Ben Ammar (Atide), Kamel Gharbi (Ofiya) et Moez Bouraoui (Atide).

Selon les organisations ayant procédé à l’analyse du projet de loi dévoilé récemment par le gouvernement, la nomination du président de l’instance ne garantit pas son indépendance. De même, la règle de la majorité absolue appliquée pour la validation du président de l’instance et de ses membres ne garantit pas la réalisation d’un large consensus.

Dans le cadre actuel, les trois présidents qui devraient choisir le président de l’instance sont issus de la même majorité, en l’occurrence la «troïka» composée d’Ennahdha, du Congrès pour la République et d’Ettakatol. Cette même «troïka» qui dispose d’une majorité à l’Assemblée constituante est ainsi en mesure d’imposer son candidat.

Selon la société civile, le mode présélection des 16 candidats pose aussi problème: non seulement la présélection des candidatures est soumise à un critère peu objectif et très vague («dans l’intérêt du bon fonctionnement de l’instance») mais, là aussi, une majorité parmi les groupes parlementaires suffit à formuler la liste des 16 candidats.

Par ailleurs, les compétences requises pour les membres de l’instance ne sont pas clairement définies.

L’obtention des moyens soumise à la volonté de l’administration!

D’autre part, l’article 13 du projet de loi présenté par le gouvernement stipule que l’immunité d’un membre de l’instance peut être levée à la majorité absolue des membres de l’Assemblée et sur demande du président de l’instance.

Aux yeux de la société civile, ce mécanisme rend la levée de l’immunité excessivement aisée. Un président désigné avec le soutien de la majorité parlementaire peut utiliser cette procédure pour évincer une voix discordante au sein de l’instance.

De plus, même si cette procédure n’est pas utilisée, la relative facilité avec laquelle elle peut être mise en œuvre peut nuire à la pluralité des débats et des opinions au sein de l’instance.

Rafik Halouani (Mourakiboun).

Selon l’article 14, un membre de l’instance peut, par ailleurs, être révoqué pour faute grave à la demande du président et par vote de l’Assemblée. Cet article ne précise pas comment la faute est constatée ou quel moyen de défense le membre incriminé peut faire valoir. Dans ce cadre, la société civile recommande un vote à la majorité qualifiée des deux tiers.

Par ailleurs, l’article 21 du projet de loi présenté par le gouvernement appelle les administrations publiques à mettre à la disposition de l’instance et sur demande  les bases de données et les statistiques en rapport avec la conduite des élections.

Ces dispositions sont très en retrait par rapport au décret-loi du 18 avril 2011 qui appelait les autorités publiques à apporter à l’Isie toutes les facilités dont elle a besoin pour accomplir ses missions. L’article 21 limite ainsi, selon les associations, considérablement le pouvoir de l’instance de requérir les services de l’Etat alors que la conduite des élections nécessite des disposer d’énormes moyens humains et matériels. Sans ce pouvoir de réquisition, l’obtention par l’instance de moyens de l’Etat est soumise à la volonté de l’administration, tant au niveau central qu’au niveau local.

Autant dire qu’après la très respectée Isie présidée par le militant des droits de l’homme Kamel Jendoubi, qui a piloté avec un succès indéniable les premières élections libres de l’après-Ben Ali, la Tunisie risque de se doter d’une instance  trop dépendante de la «troïka» au pouvoir. Un recul monumental…