Plus de 20.000 manifestants ont envahi lundi soir les avenues Habib Bourguiba et Mohamed V et rues avoisinantes. Avec drapeaux et pancartes pour dire au nouveau pouvoir islamiste: ‘‘Les acquis de la femme sont une ligne rouge’’!
Par Zohra Abid
Depuis que les députés islamistes à l’Assemblée nationale constituante (Anc) ont proposé d’inscrire la «complémentarité» entre l’homme et la femme dans le texte de la nouvelle constitution, en lieu et place de l’«égalité», la crainte de voir les acquis de la femme tunisienne rognés par le nouveau pouvoir islamiste n’a cessé d’alimenter la colère de plusieurs couches de la société, attachées à ces acquis.
La Tunisienne, pas touche !
Dès la rupture du jeûne, les milliers de citoyens venant même de Hammamet, de Sousse, de Bizerte… se sont donné rendez-vous au centre-ville de Tunis. Au fil des minutes, la place 14 Janvier (et environs) devenait noire de monde, avec une profusion de drapeaux rouges et blancs.
Pour l’occasion, les organisateurs (partis de l’opposition, associations et autres représentants de la société civile) ont préparé des pancartes imprimées de slogans où on a exigé essentiellement le retrait immédiat du projet d’article 28 soutenu par les élus nahdhaouis relatif à la «complémentarité» entre la femme et l’homme.
Durant plusieurs heures, il n’y a pas eu un seul écart à signaler. Il faut dire que le dispositif déployé par la police était aussi plus qu’impressionnant. Et que les matraques et gaz lacrymogènes, souvent utilisés par les hommes de Ali Lârayedh, ont brillé cette fois par leur absence.
Il faut dire que les manifestants, autant d’hommes que de femmes (parfois voilées), beaucoup de jeunes et d’enfants, et même des dames de 70 ans et plus, marchaient calmement, pour la bonne cause, drapées de drapeaux et munies de pancartes défendant les droits des femmes. Les hommes étaient très nombreux pour célébrer la 56e Fête de la Femme et défendre les acquis de la république. Ils sont aussi venus pour défendre, le cas échéant, leurs moitiés, sait-on jamais! «Bien évidemment, je suis là. Nous sommes là pour vous défendre si la police vous agresse», déclare Marouane, un jeune syndicaliste à Kapitalis.
L’un de ces messieurs, le militant de gauche Salah Zeghidi en l’occurrence, agitait une banderole sur laquelle était écrit, sur un ton ironique: «Nous sommes complémentaires des femmes».
Un bouquet de fleurs… de la police
21 heures, le rassemblement a gonflé et la manifestation est en marche. «S’il vous plaît, attendez quelques secondes, le temps qu’on reçoive le bouquet», a murmuré un agent de police en uniforme à Iyed Dahmani, membre du Parti républicain, l’un des organisateurs de la Fête de la Femme. Cinq petites minutes après, des femmes de la police viennent avec le fameux bouquet en main qu’elles offrent ostensiblement aux manifestantes. Les photographes n’ont pas raté la scène, ce qui fera le bonheur de Ali Lârayedh, ministre de l’Intérieur, plus habitué à «offrir» les coups de matraques de ses agents. Un instant plein d’émotion, dont la solennité est soulignée par le chant de l’hymne national repris par les manifestants.
La marche des femmes contre l’obscurantisme
Parmi ces derniers, on voit des leaders de partis, des défenseurs des droits de l’Homme, des représentants d’associations, des universitaires, des syndicalistes, des artistes et autres juristes. Des Européen(e)s vivant en Tunisie ou seulement de passage se sont joints à la marche ainsi qu’un nombre impressionnant de journalistes étrangers, venus spécialement pour couvrir «la marche des femmes contre l’obscurantisme», selon l’expression d’un confrère allemand.
Le long du parcours autorisé par le ministère de l’Intérieur, les femmes et les hommes rivalisaient d’imagination pour inventer des slogans qui fassent mouche: «Nous ne sommes pas les filles des Saoudiens, mais les filles de Tahar Haddad, Thaâlbi et Bourguiba», «Ya Ghannouchi, Ettounsia saîba âlik» (Ô Ghannouchi, la Tunisienne n’est pas facile à berner), «Ettounissiya kamila wa la mokammila» (la Tunisienne est entière et non complémentaire)…
Que la fête continue…
La marche géante s’est poursuivie jusqu’au Palais des Congrès, sur la même avenue Mohamed V, où le Parti Républicain a organisé une fête à l’honneur de la femme, avec des discours, de la musique et du théâtre. La salle était pleine comme un œuf et une majorité des manifestants sont restés dehors jusqu’à tard dans la nuit.
D’autres, moins sages, sont restés cloués à la Place du 14 Janvier criant leur colère contre Ghannouchi et ses adeptes qu’ils accusent de vouloir porter atteinte aux acquis des femmes, une «ligne rouge à ne pas franchir», selon les termes de Béji Caïd Essebsi, l’ancien Premier ministre et actuel leader de Nida Tounes (Appel de la Tunisie), qui cherche à constituer un front d’opposition à Ennahdha.
D’autres, plus turbulents encore, ont voulu tenir tête et manifester à l’avenue Habib Bourguiba et contrer ainsi les décisions de Ali Lârayedh, ministre de l’Intérieur (qui était présent à l’avenue). Là, le ton est autre et les slogans sont carrément anti-gouvernementaux, un peu crus et qui appellent à la chute du pouvoir… Les jeunes ont gazouillé un peu, fait un tour puis sont partis. Les policiers, gardant la bâtisse grise du ministère de l’Intérieur, étaient très nerveux, mais ils n’ont pas bronché… «Ils ont peur de notre colère», lance à Kapitalis l’un des syndicalistes furieux contre les arrestations des manifestants à Sidi Bouzid.
Le combat pour l’avenue Bourguiba
Les Tunisiens présents étaient comblés d’avoir fait la fête et d’avoir démontré que plus rien ne leur fait peur. Ils ne veulent rien entendre sur la mise en cause du Code du statut personnel (Cst) et pour faire reculer le gouvernement provisoire et défendre la femme et la république.
«C’est bien, nos appels se sont multipliés de tous bords pour manifester le 13 août au centre-ville de Tunis. Et nous avons eu gain de cause. Nous espérons qu’Ennahdha a bien reçu le message et compris avec qui ses membres vont avoir affaire», a dit une militante des droits de l’homme, fatiguée en fin de soirée, mais soulagée d’avoir pris part à un grand événement. Sa voisine a ajouté que les associations et les partis politiques, ainsi que le Bureau de la Femme de l’Union générale tunisienne du travail, ont demandé l’autorisation de manifester du ministère de l’Intérieur et que ce dernier a d’abord opposé un refus catégorique, mais face à la pression, «les services concernés ont négocié avec les organisateurs pour que le rassemblement ait lieu à l’avenue Mohamed V et non à l’avenue Habib Bourguiba, artère principale de la capitale, qui plus est haute en symboles, puisqu’elle porte le nom du premier président de la république et pionnier de la libération de la femme dans la région», a-t-elle expliqué. Et d’ajouter, tout aussi soulagée: «Bon on l’a fait comme autorisé, mais on a grignoté un peu de l’avenue Habib Bourguiba. La prochaine fois, on manifestera dans l’avenue Bourguiba, quitte par la force, car cette avenue est la nôtre et non celle de la police comme au temps de Ben Ali».