La jeune démocratie tunisienne, déjà à genoux sous les assauts répétés du pouvoir islamiste, va-t-elle s’éteindre avant même d’avoir pu réchauffer le cœur de tous ceux et celles qui se sont battus et se battent encore pour elle?
Par Marie Jeanne Kimberley
«C’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes». Cet adage pourrait être entendu dans la bouche de la justice tunisienne ces derniers temps, en remettant au goût du jour l’article 121.3 du code pénal qui stipule qu’est considéré comme un délit «la distribution, la mise en vente, l’exposition aux regards du public et la détention en vue de la distribution, de la vente, de l’exposition dans un but de propagande, de tracts, bulletins et papillons d’origine étrangère ou non, de nature à nuire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs», et adopté sous Ben Ali.
Liberté de création piétinée…
L’artiste Nadia Jelassi a en effet été entendue le 28 août dernier par le juge d’instruction pour «atteinte à l’ordre public», questionnée à plusieurs reprises sur ses «intentions» avant de passer par l’éprouvante prise des mesures anthropométriques. Elle et Mohamed Ben Slama, autre artiste ayant exposé en juin 2012 à La Marsa (banlieue nord de Tunis), risquent 5 ans d’emprisonnement.
Les œuvres incriminées sont, pour Nadia Jelassi, une installation nommée «Celui qui n’a pas…» représentant un tapis de galets et de pierres duquel émergent 3 bustes de femmes voilées, nous invitant à réfléchir sur la lapidation, et pour Mohamed Ben Slama, entre autres, un tableau sur lequel des fourmis entraient dans le cartable d’un écolier, écrivant sur leur route le mot «Bismillah». Les islamistes y auraient vu des fourmis étranglant le jeune garçon au nom de dieu.
Human Right Watch a demandé, ce lundi, au procureur de la république d’abandonner toute poursuites à l’encontre des deux artistes tunisiens.
Liberté des médias écrasée…
Sami Fehri en prison: corruption? Sans doute. Restriction de la liberté d'expression? Peut-être aussi…
Les médias, et en particulier la presse ne sont évidemment pas en reste.
L’affaire du journal Dar Assabah fait l’objet de l’attention quotidienne, dont les journalistes ont manifesté aujourd’hui 3 septembre devant l’Assemblée nationale constituante (Anc) pour dénoncer la nomination de Lotfi Touati comme nouveau directeur général par le gouvernement Jebali, à la place de Kamel Semmari, et allant à l’encontre de la volonté des journalistes et des employés du journal.
Samy Fehri s’est vu contraint de supprimer de la grille des programmes sa version des Guignols de l’info de Canal+, dans une affaire floue entre censure, combats entre chaînes concurrentes (Ettounsiya TV et Nessma TV) pour en avoir l’exclusivité et de corruption de Fehri sous Ben Ali.
Et bien sûr, on s’en souvient tous, l’affaire Nessma TV, dont le dirigeant Nabil Karoui a été condamné à une amende de 2.400 dinars pour «troubles à l’ordre public et atteinte aux bonne mœurs», après avoir diffusé le film ‘‘Persépolis’’ de Marjane Satrapi en octobre 2011.
Liberté d’expression et de conscience verrouillée…
Dans la liste qui s’allonge de jour en jour des atteintes aux libertés, rappelons-nous des jeunes Ghazi Beji et Jabeur Mejri qui ont été condamnés à plus de 7 ans d’emprisonnement pour avoir posté des caricatures du prophète Mohamed et écrit des textes antireligieux.
Ayoub Massoudi, conseiller de la présidence de la république démissionnaire, a été accusé d’avoir «atteint à la dignité, à la renommée et au moral de l’armée» en demandant l’ouverture d’une instruction sur certains aspects du fonctionnement de l’armée.
Quand la police des mœurs autoproclamée sévissant dans les rues s’attaque aux artistes, médias, citoyens et touristes, souvent avec le laxisme complice des autorités sécuritaires ou la non-réaction affligeante de la justice, pouvons-nous encore croire aux désirs de démocratie étalés par Moncef Marzouki devant l’Assemblée nationale française? Pouvons-nous croire à cet «islam démocratique» dont il n’a cessé de vanter les mérites et la réussite sûre?
Toile du peintre Mohamed Slama exposée récemment au Palais Abdellia: objet du scandale.
Au contraire, ce que nous pouvons voir se dessiner, à travers ces nombreux exemples, et les postes clefs auxquels sont nommés des personnalités en rapport étroits avec le parti islamiste Ennahdha, c’est le spectre d’une dictature théocratique plus dure que la précédente puisqu’elle s’enorgueillit de la légitimité des urnes.
Bien loin des revendications de liberté, de démocratie et d’universalisme de la révolution de 2011, un nouveau régime se met en place sans aucune discrétion et dont les velléités de rester au pouvoir le plus longtemps possible sont clairement avouées.
Le fait que la Constitution, qui devrait être presque rédigée dans sa version finale, n’en soit qu’à ses prémices et que l’on s’interroge sur le bien-fondé de laisser du temps supplémentaire à l’Anc pour la terminer devrait nous alerter. De la même manière, des élections devaient se tenir en mars, mais la date n’est toujours pas fixée, laissant le peuple tunisien dans le flou et l’inquiétude de son sort prochain.
Il n’est pas question de laisser le feu de la jeune démocratie tunisienne, déjà à genoux sous les assauts répétés du pouvoir, s’éteindre avant même d’avoir pu réchauffer le cœur de tous ceux et celles qui se sont battus et se battent encore pour elle.
Qu’est-ce qu’une dictature ?
Encyclopædia Universalis: «La dictature est un régime politique autoritaire, établi et maintenu par la violence, à caractère exceptionnel et illégitime. Elle surgit dans des crises sociales très graves, où elle sert soit à précipiter l'évolution en cours (dictatures révolutionnaires), soit à l'empêcher ou à la freiner (dictatures conservatrices). Il s'agit en général d'un régime très personnel ; mais l'armée ou le parti unique peuvent servir de base à des dictatures institutionnelles.»
Jaber Mejri et Ghazi Béji: 7 ans de prison dans un délit d'opinion.
Dictionnaire de la politique (Hatier): «La dictature se définit comme un régime arbitraire et coercitif, incompatible avec la liberté politique, le gouvernement constitutionnel et le principe de l’égalité devant la loi.»
Dictionnaire culturel (Le Robert): une dictature est une «concentration de tous les pouvoirs entre les mains d'un individu, d’une assemblée, d’un parti; organisation politique caractérisée par cette concentration de pouvoirs».