L’affaire fait grand bruit en Algérie, où 14 personnes seront jugées pour n’avoir pas observé le jeûne du ramadan, remettant sur la table une question récurrente dans nos sociétés islamiques: l’observation du culte religieux est-elle une décision individuelle ou un oukase collectif?
Les faits: à Ouzellaguène, dans l’est algérien, la police interpelle 11 personnes qu’elle a surprises en train de manger dans un restaurant. Le restaurateur, placé sous mandat de dépôt, et ses 11 clients seront jugés le 13 septembre. Même chose pour deux ouvriers d’Aïn El Hamam, dans la région de Tizi Ouzou) surpris, eux aussi, par des policiers en train de boire de l’eau dans l’enceinte d’un chantier. Tous ces «fattaras» (dé-jeûneurs) seront traduits devant le tribunal le 21 septembre. Ils seront poursuivis sur la base de l’article 144 bis 2 du code pénal algérien stipulant: «tout individu qui porte atteinte aux préceptes de l’Islam par des écrits, des dessins ou tout autre moyen est passible de 3 à 5 ans de prison».
Quid de la liberté de conscience…
Aussitôt les interpellations annoncées par les médias, une pétition a été lancée sur le net par des associations algériennes et internationales pour soutenir les dé-jeûneurs. Un rassemblement de soutien aux accusés est prévu devant le tribunal le jour de leur procès. Le collectif algérien ‘‘SOS libertés’’ s’est fendu d’un communiqué où il appelle au respect des libertés de conscience.
L’année dernière, à la même période, au Maroc, de jeunes blogueurs appartenant au Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (Mali), réclamant ouvertement le droit à ne pas jeûner pendant le Ramadan, avaient annoncé, via internet et le réseau social Facebook, la tenue d’un pique-nique en plein jour dans une forêt à l’écart de la ville. Des policiers en civil étaient là pour les cueillir et empêcher ainsi le rassemblement prévu.
Selon Najib Chaouki, l’un des blogueurs les plus actifs du mouvement, le mouvement ne voulait pas appeler au non-jeûne mais «défendre les droits de ceux qui ne veulent pas observer le jeûne pendant le Ramadan». Et de préciser que ces droits relèvent de la liberté de conscience et de religion. Les autorités marocaines ne l’ont pas entendu de cette oreille.
On sait que le jeûne du mois de Ramadan, l’un des cinq piliers de l’Islam, n’est pas observé par tous les Musulmans. Loin s’en faut. Tout le monde n’a pas la foi chevillée au corps. On sait aussi que beaucoup des dé-jeûneurs ne sont pas tous exemptés de cette obligation. S’ils ne la respectent pas, c’est pour des raisons de confort personnel: ils ne supportent pas la faim ou préfèrent être en meilleure disposition physique pour travailler. Ils se gardent cependant de manger en public ou devant leurs proches, prenant même souvent le soin d’afficher une mine de circonstance.
Il existe néanmoins des musulmans – de naissance et de culture, des «désislamisés» en somme, comme dirait Mohamed Talbi – qui ne jeûnent pas le Ramadan par conviction agnostique ou laïque. S’ils sont très peu nombreux, ces derniers n’en sont pas moins souvent les plus visibles. Leur esprit réfractaire les pousse parfois à manger (ou à fumer) dans des lieux publics, et parfois de manière ostentatoire, au risque de choquer leurs coreligionnaires.
Bourguiba, grand «fattar» devant l’Eternel
Le plus illustre représentant de cette minorité de musulmans modernistes et vaguement laïcisants est sans conteste l’ancien président Habib Bourguiba, qui, au lendemain de l’indépendance de son pays, s’insurgeant contre «les mentalités rétrogrades», les «comportements archaïques» et les «tares héritées du passé», responsables à ses yeux de la misère et de l’ignorance, premières causes du sous-développement, a cru devoir s’attaquer à l’un des points les plus sensibles de l’observance religieuse en terre d’Islam : le jeûne de Ramadan.
Ainsi, le 5 février 1960, à trois semaines du mois sacré, dans un discours devant les cadres du Néo-Destour, parti unique de l’époque, Bourguiba avait mis en avant son droit d’interpréter le Coran pour déclarer, rappelant que le Prophète a mangé au Ramadan pour affronter l’ennemi : «Moi aussi je vous dis de ne pas observer le jeûne pour pouvoir affronter votre ennemi qui est la misère, le dénuement, l’humiliation, la décadence et le sous-développement… Au moment où nous faisons l’impossible pour augmenter la production, comment se résigner à la voir s’effondrer pendant tout un mois pour tomber à une valeur voisine de zéro ?», avait-il lancé à une foule de militants, surpris par ses audaces. Avant de prévenir : «Que vous soyez militaires, fonctionnaires ou étudiants, j’exige de vous de ne pas manquer à votre devoir. Les horaires administratifs et scolaires ne seront donc plus aménagés en fonction du Ramadan… Je ne fais qu’interpréter la lettre du Coran. Je déclare que telle est mon opinion personnelle. Si vous n’êtes pas convaincus, vous êtes libres de ne pas me suivre.»
Un an plus tard, soucieux de mettre ses actes en conformité avec ses paroles, Bourguiba a poussé ce souci de cohérence jusqu’à boire un verre de jus d’orange ostensiblement et en plein jeûne du mois de Ramadan. Ce geste n’a pas manqué de choquer nombre de Tunisiens. Des manifestations ont même éclaté, le 17 janvier 1961, notamment à Kairouan. Ils ont dégénéré en affrontements sanglants.
Ne pas céder le terrain religieux aux activistes
Cet épisode est resté dans l’histoire contemporaine de la Tunisie comme un moment charnière marquant le passage de Bourguiba d’une posture de modernisateur exalté, une sorte de Kemal Atatürk maghrébin, à celle d’un réformateur, certes zélé, mais plus soucieux de faire accepter les changements préconisés par la majorité de ses concitoyens. On le vit d’ailleurs par la suite, plus d’une fois, présider lui-même, en tenue traditionnelle, les cérémonies religieuses à la Grande Mosquée de Kairouan. Sans avoir jamais renié ses convictions rationalistes voire agnostiques, Bourguiba fit même, en 1965, le pèlerinage à La Mecque, comme tout musulman qui se respecte. Une manière d’être au diapason des croyances de son peuple, mais aussi de ne pas laisser le terrain religieux à ses adversaires de toujours: les islamistes.
On peut toujours arguer que la religion est une affaire individuelle, que chacun est libre de respecter ou pas les commandements divins ou qu’on ne peut obliger les gens à être de bons croyants. Il est cependant évident que les sociétés à majorité musulmane ne semblent pas encore disposées à admettre l’idée – assez banale en Occident et même dans la partie bouddhiste de l’Asie – que l’observation du culte puisse être laissée à l’appréciation des individus. Aussi agiter, aujourd’hui, la question de la liberté de culte nous semble-t-elle prématurée. N’en déplaise aux laïcs, encore minoritaires dans nos sociétés…
Imed B.