Le président de la république a signé cette tribune dans le grand quotidien américain New York Times. Nous en présentons ici une traduction, afin d’en faire apprécier les qualités, l’équilibre et même la pertinence*.

Par Moncef Marzouki

Les violentes manifestations qui ont secoué le monde musulman ces dernières semaines semblent avoir convaincu nombre de citoyens des Etats-Unis et d’Europe que les révolutions arabes de la fin 2010 sont une chose terminée et que leur projet démocratique a échoué. Un sentiment d’amertume et une crainte d’un désastre à venir semblent avoir pris la place de l’enthousiasme qu’avait suscité il y a un an le renversement des dictateurs en Tunisie et en Egypte.

Des craintes compréhensibles

A présent, on ne parle plus que d’«Automne islamiste» et d’ «Hiver salafiste» en lieu et en place du Printemps arabe. Aux yeux des sceptiques, la religion est le moteur des affaires politiques arabes, et les slogans de la haine occidentale et l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye, J. Christopher Stevens, sont autant de preuves d’un «choc de civilisations» opposant islam et Occident.

Il est vrai que ces craintes sont compréhensibles, il n’en demeure pas moins que pareil alarmisme n’a pas lieu d’être. Les révolutions arabes ne se sont pas devenues anti-occidentales. Elles n’ont tout simplement rien à voir avec l’Ouest. Elles restent essentiellement focalisées sur la justice sociale et la démocratie –elles n’ont rien à faire avec la religion ou l’instauration de la chariâ.

Le processus de démocratisation en Tunisie et en Egypte, et dans d’autres pays de la région, a donné l’occasion à un certain nombre d’extrémistes d’accéder au système politique. Ce processus, ne l’oublions pas, a également permis de réfuter le mythe selon lequel démocratie et islam sont incompatibles. Les islamistes sont des acteurs politiques comme tous les autres: ils ne sont ni plus purs, plus unis ou plus irréprochables que les autres.

Les partis islamistes sont aujourd’hui libres de prendre part aux débats politiques et ont le droit de remporter des sièges aux parlements et aux gouvernements de leurs pays. Cependant, ces changements politiques que nous venons de souligner ont aussi rendu visibles, plus que par le passé, les désaccords qui divisent les islamistes.

Les salafistes sont minoritaires mais dangereux

Nous pouvons constater aujourd’hui un très large éventail de ces différences idéologiques et politiques qui séparent les islamistes. Ce qui est affligeant dans cette affaire, c’est que plusieurs observateurs croient que la tendance salafiste extrémiste représente une majorité. Et ils se trompent. Les salafistes radicaux qui revendiquent l’usage de la violence et l’instauration de la chariâ sont une infime minorité en Tunisie – et même en Egypte où les islamistes modérés représentent une écrasante majorité. Ce sont une minorité minoritaire, et ils sont loin d’être populaires parmi les Tunisiens religieux et laïcs. Détrompez-vous, ils ne parlent pas au nom de tous les Tunisiens, les Arabes ou les musulmans.

L’objectif de ces extrémistes violents n’est pas la participation politique: leur but est de créer le chaos. N’oublions pas qu’avant de s’attaquer aux symboles américains, ces radicaux ont souillé des symboles tunisiens. Ils ont souillé notre drapeau et notre hymne national.

Certes leur nombre est minime, mais le danger qu’ils représentent ne doit pas être négligé. Rappelons cette vérité connue de tous: l’économie de la Tunisie dépend des millions de touristes qui viennent visiter notre pays chaque année. Si les extrémistes salafistes venaient à s’en prendre à deux ou trois de ces étrangers en Tunisie, ceci détruirait notre industrie touristique et ruinerait la réputation de notre paisible pays.

De notre position dans ce gouvernement démocratique, nous soutenons le droit des salafistes à la liberté d’expression, mais revendiquer l’usage de la violence est à nos yeux une ligne rouge à ne pas franchir. Ceux qui la franchissent seront arrêtés.

La force et l’importance de ces groupes extrémistes ont été exagérées par les médias. Les images des foules musulmanes en colère, comme celle qui a fait une couverture récente de Newsweek, ressuscitent un vieux cliché orientaliste d’un monde musulman sous-développé et hystérique, incapable de participer à un débat civilisé et rationnel ou d’entreprendre des négociations calmes et paisibles – en d’autres termes, incapable de mener ses affaires politiques.

Cependant, cette image est un produit faux de certains esprits malveillants; elle n’a aucun rapport avec la réalité sociologique et politique. Dire que les groupes qui ont conduit des manifestations violentes représentent toute la population arabe est aussi absurde que de dire que les groupes qui revendiquent la supériorité de la race blanche aux USA représentent le peuple américain ou que le citoyen norvégien d’extrême droite Anders Behring Breivik est représentatif des Européens.

Les manifestations qui ont eu lieu en réaction à la vidéo antimusulmane ‘‘L’innocence des musulmans’’ ont été organisées par un petit nombre de radicaux; ils n’étaient que 3000 en Tunisie. Des contre-manifestations dénonçant la violence ont été organisées à Benghazi, en Libye, à la suite de l’assassinat de l’ambassadeur Stevens; un très grand nombre de dirigeants musulmans ont supplié les croyants de ne pas répondre aux provocations; et, vendredi dernier, à la suite de la publication par un hebdomadaire français de caricatures offensantes, aucune manifestation n’a été organisée.

Vous voyez donc que les tentatives faites par des journalistes ou des réalisateurs anti-Islam de répéter la controverse causée en 2006 par les caricatures danoises sont vaines. La majorité écrasante des Tunisiens condamnent la violence perpétrée contre les ambassades américaines, même si dans le même temps ils ont été offensés par ces provocations venant des Etats-Unis et d’Europe.

L’Occident ne doit pas nous abandonner

Ils sont frustrés de constater que tout ce vacarme futile puisse rendre plus ardu ce qui leur importe le plus, à savoir la construction de leurs nouvelles institutions démocratiques, la création d’emplois et l’arrêt de l’exode des boat people tunisiens qui partent à la recherche d’une nouvelle vie en Europe.

Toutes ces tâches sont difficiles pour n’importe quel pays, et elles le sont encore plus pour les démocraties naissantes du monde arabe postrévolutionnaire. Nous nous battons contre la pauvreté. Et en cette étape cruciale de notre histoire, l’Occident ne doit pas nous abandonner. Il doit continuer à aider la Tunisie dans son entreprise de consolidation de la démocratie et de l’Etat de droit, à garantir la sécurité de ses frontières pour que les armes ne parviennent pas aux mains des extrémistes, et à créer les opportunités économiques qui donneront l’espoir à ses citoyens.

Texte traduit de l'américain par M. Dhambri

* Moncef Marzouki est allé à New York, dans le cadre de sa participation aux travaux de la 67e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, plaider la cause de la révolution du 14 janvier. Nous percevons dans cette tribune la déception du militant des droits de l’Homme de voir que les espoirs des populations arabes sont malmenés et incompris. Nous percevons également son désenchantement d’avoir joué la carte de la coalition gouvernementale et d’avoir associé son sort à celui d’Ennahdha.

Idéaliste que les évènements ont dépassé, Marzouki continue de défendre la Tunisie et sa révolution.

Piégé, innocent… Il sent qu’il a gaspillé son capital de grand militant des droits humains. Que lui reste-il à présent? Les mots, la générosité et quelques coups d’éclat, de temps à autre. M. Dh.

** Les titres et intertitres sont de la rédaction.