L’islamologue le plus célèbre de France nous a quittés dans la nuit du mardi 14 septembre à l’âge de 82 ans. Il fut un fervent adepte d’un Islam des lumières… Jamel Heni, Paris
Par-delà l’islamologie classique, les études d’Arkoun abordaient les structures de la pensée arabe moderne à partir des impératifs de la modernité et non de l’histoire, suggérant ainsi une double rupture d’avec l’orientalisme (sans le jeter avec l’eau du bain) et le traditionalisme le moins critique.
Pendant que l’islamologie appliquée faisait sa conquêtes des universités européennes et américaines aux années 80, les ouvrages d’Arkoun, eux, se vendaient comme de «gros» pains partout au Maghreb, en Egypte, en Irak. Une embellie contemporaine des travaux de Jabri, Hanafi, Djaiet...
Né à Tizi Ouzou à l’Est l’Alger en 1928, Mohamed Arkoun, poursuit des études secondaires à Oran, supérieures à l’Université d’Alger puis à la Sorbonne. En 1969 il soutient une thèse de philosophie qui ouvre le champ d’une discipline inédite: l’islamologie appliquée. Étude antropo-historique des textes sacrés, à la lumière des nouvelles interrogations de l’indépendance, des lumières, de la modernité, de l’humanisme, du pluralisme, de la liberté individuelle, de l’inconscient...
De l’islamologie à la modernité islamique
Loin de la problématique islamologique, «suite théorique à l’indépendance d’Algérie», aime-t-il à répéter, Arkoun repense la modernité elle même, toujours de manière critique. D’abord en détruisant les préjugés sur un «Occident athée et immoral contre un Islam intégriste et incompatible avec la démocratie». Ensuite en définissant l’espace commun foyer de l’histoire humaine: la laïcité. «Je m’efforce depuis des années, à partir de l’exemple si décrié, si mal compris et si mal interprété de l’Islam, d’ouvrir les voies d’une pensée fondée sur le comparatisme pour dépasser tous les systèmes de production du sens – qu’ils soient religieux ou laïcs – qui tentent d’ériger le local, l’historique contingent, l’expérience particulière en universel, en transcendantal, en sacré irréductible. Cela implique une égale distance critique à l’égard de toutes les ‘‘valeurs’’ héritées dans toutes les traditions de pensée jusques et y compris la raison des lumières, l’expérience laïque déviée vers le laïcisme militant et partisan.»
Enfin en refondant négativement une modernité islamique: «Tant que les musulmans eux-mêmes ne s’engagent pas dans les voies d’une histoire et d’une anthropologie comparées des religions, comme on est en train de la faire en Europe, il n’y aura pas de stimulation intellectuelle et scientifique durable dans le domaine des sciences de l’homme et de la société appliquées aux études islamiques. Les musulmans, même très cultivés et au courant des exigences de la pensée critique moderne, renoncent à leurs connaissances dès qu’il s’agit de traiter de ce que les croyants appellent ‘‘al-muqaddasât’’, c’est-à-dire les articles sacro-saints de la croyance (Coran, révélation de la Parole de Dieu ; transmission de cette Parole par Muhammad; les dits ou traditions du Prophète, second texte sacré échappant à toute critique historique, vie du Prophète, etc.). C’est ce que j’appelle le Grand Corpus de la croyance. On se heurte ici à ce que Gaston Bachelard a bien décrit sous l’expression d’obstacles épistémologiques. Quand le croyant grandit dans le discours dogmatique et prononce le mot ‘‘muqaddasât’’, il entre dans la subjectivité et la ferveur dévotionnelle ; il quitte ou refuse d’entrer dans celui du questionnement et de l’analyse dé-constructive. Cela ne vaut pas seulement pour des personnes qui n’ont pas été initiées aux outils de l’analyse critique ; de grands scientifiques passent aisément et avec les mêmes certitudes dogmatiques à la subjectivité dévotionnelle».
Une critique totale des mouqaddassat
C’est là qu’il devient particulièrement prolixe, particulièrement limpide quand aux exigences de la modernité: une critique totale des mouqaddassat, dans ‘‘l’Humanisme arabe au Xe siècle’’ (1982, Vrin), ‘‘Lectures du Coran’’ (1982, Maisonneuve et Larose), ‘‘Pour une critique de la raison islamique’’ (1984, Maisonneuve et Larose), ‘‘l’Islam, morale et politique’’ (1986, Desclée de Brouwer/Unesco)... ‘‘Ouvertures sur l’Islam’’ (Grancher, 1992), ‘‘Penser l’islam aujourd’hui’’ (Laphomic Enal, 1993). Avant sa très remarquable contribution dans ‘‘Histoire de l’Islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours’’ (avec Jacques Le Goff, Albin Michel, 2006).
Quoi que l’on pense de l’islamologie appliquée, de l’humanisme musulman ou de l’anthropo-histoire critique de l’Islam, Mohamed Arkoun est idéologiquement hors champ. Il développe une théorie scientifiquement falsifiable et argumentée. On peut la dépasser certes, lui appliquer la même rupture épistémologique qu’il a tant exigée, mais on ne saurait jamais en faire un manuel de conduite militant... Ce que certains se démènent encore à vouloir en faire et ce qu’Arkoun aurait trouvé drôle! Parce qu’il aimait Bachelard...
J.H