Le brouillon de la Constitution tunisienne ne témoigne pas d'une grande volonté de rupture avec l'héritage nauséabond de l'ancien régime autoritaire, surtout dans le domaine des droits de l'Homme et des libertés. Et pour cause...
Par Wahid Chedly
Les rédacteurs de ce document se soucient comme d'une guigne de l'introduction de garanties solides pour la protection des droits de l'Homme. C'est, du moins, ce qui ressort d'une table ronde organisée jeudi à Tunis par l'Ong Democracy Reporting International (Dri), qui se présente comme étant une organisation indépendante et non partisane et œuvre à promouvoir la gouvernance démocratique et participative en tant que droit humain ainsi que la redevabilité des gouvernements envers leurs citoyens.
Porte grande ouverte à l'exécution de la peine capitale
Lors de cette table-ronde, qui portait sur le thème «Analyse du projet de Constitution en Tunisie: la limitation et la suspension des droits fondamentaux», des juristes tunisiens et européens ont estimé que le brouillon de la Constitution tunisienne comporte des limitations «abusives» aux droits fondamentaux et aux libertés.
Reconnaissant que l'actuel projet de Constitution comporte des avancées par rapport à celle de 1959, suspendue au lendemain de la chute de Ben Ali, le professeur de droit à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, Slim Laghmani, a précisé que la première mouture du texte fondamental en cours de discussion comporte des limitations «décevantes» des droits fondamentaux. Il a notamment cité, dans ce cadre, l'article stipulant que le droit à la vie est sacré tout en précisant qu'il ne peut lui être porté atteinte que dans les cas fixés par la loi. La limitation du droit à la vie est ainsi remise, selon lui, au législateur, c'est-à-dire au parti majoritaire au sein du parlement. Cela laisse bien évidemment la porte grande ouverte à l'exécution de la peine capitale.
Le juriste tunisien, qui chapeaute également le laboratoire «Droit de l'Union européenne et relations Maghreb-Europe», a détaillé les diverses limitations des droits fondamentaux comprises dans le projet de Constitution.
Le droit à la grève est, par exemple, limité par les menaces à la vie et à la santé alors que le droit d'organisation et de réunion est limité par les menaces contre la sécurité nationale.
Les Nahdhaoui(e)s dominent l'Assemblée
Multiples renvois à la loi, confus et dangereux
La liberté d'expression, d'opinion et de création artistique, d'information et de publication est, quant-à-elle, bridée par les lois protégeant les droits d'autrui et la sécurité nationale. «Des termes vagues persistent dans le projet de Constitution avec des renvois multiples à la loi, confus et dangereux», souligne M. Laghmani.
En ce qui concerne les propositions de la commission de coordination et de rédaction de la Constitution, qui sont censées améliorer la première mouture du texte fondamental, le conférencier a indiqué que ces propositions d'amendement n'ont fait que remuer davantage le couteau dans la plaie. D'autant plus qu'elles introduisent de nouvelles limites qui n'existaient pas dans le brouillon de la Constitution, comme le respect des procédures légales en matière de création des partis, des syndicats et d'associations ou encore la limitation de la liberté d'information et de la création artistique et littéraire par la préservation de l'ordre public et la moralité.
Un point positif toutefois: les propositions de la commission de coordination et de rédaction de la Constitution introduit une limite aux limitations des droits fondamentaux, en l'occurrence le fait de ne pas constituer une atteinte à l'essence du droit. «Globalement le projet de Constitution est en-deçà des attentes et des standards des constitutions rédigées après des transitions démocratiques comme la Constitution sud africaine», juge M. Laghmani. Et d'ajouter: «Le projet de Constitution est globalement décevant aussi car il ne fait pas mention de ce qu'on appelle les limites aux droits fondamentaux et au principe de proportionnalité des limites aux objectifs poursuivis».
Slim Laghmani
Mise en place de voies de recours
Pour mettre le projet de Constitution à la hauteur des objectifs d'une révolution faite pour la liberté et la dignité, M. Laghmani propose la mise en place de voies de recours constitutionnelles et judiciaires contre toute violation éventuelle de l'essence des droits fondamentaux en raison des limites énoncées dans le projet de Constitution. Il recommande aussi d'établir une liste de droits indérogeables même dans une situation exceptionnelle comme l'état d'urgence ou l'état de siège.
En ce qui concerne le droit à la vie, le juriste estime que la peine capitale ne doit pas être appliquée aux personnes de moins de 18 ans, aux femmes enceintes et aux personnes poursuivies pour des crimes n'ayant pas abouti à un homicide.
Pour sa part, Xavier Philippe, professeur de droit public à l'Université Paul Cézanne Aix Marseille III, qui analyse le processus constituant tunisien depuis les élections du 23 octobre 2011, a fait savoir que le droit international relatif aux droits de l'homme contient un certain nombre d'éléments clefs dont l'objectif est de s'assurer que ces limitations ne portent pas pour autant atteinte aux droits. Il s'agit de la définition claire des raisons de limitation, du fondement juridique bien défini et de la mise en place des voies de recours efficaces contre d'éventuelles violations des droits de l'Homme.
Xavier Philippe
Patrick Gaïa, professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit et des sciences politiques de l'université Paul Cézanne d'Aix-en-Provence, a, quant à lui, recommandé aux constituants tunisiens de limiter les limites aux droits fondamentaux en mentionnant clairement dans la Constitution que ces limites ne devraient pas porter atteinte à l'essence d'un droit et à mettre en place des limites relatives, reposant sur le principe de la proportionnalité aux objectifs poursuivi.