En accordant encore du temps à Ghannouchi dans l'espoir de le changer, l'opposition lui permet de préparer ses troupes pour le hold-up final sur la révolution tunisienne et creuse la tombe de la démocratie en Tunisie.
Par Rachid Barnat
Il est clair, en ce début décembre, que la Tunisie est dans une situation critique: un pouvoir non seulement incompétent mais qui n'hésite pas, par le biais de milices, à semer la terreur; une économie en perte de vitesse avec de toute évidence une crainte des investisseurs devant un tel désordre; un tourisme qui ne risque pas de se développer; l'image du pays à l'étranger étant particulièrement mauvaise.
De nombreux organismes internationaux condamnent les pratiques de ce pouvoir et la Fédération internationale des droits de l'homme (Fidh) renonce – acte fort – à tenir son congrès dans notre pays.
Une situation institutionnelle bâtarde
Il est clair que cette situation tient au fait que la Tunisie est profondément divisée mais surtout dans une situation institutionnelle bâtarde qui ne peut perdurer sans causer de graves dommages.
Le pouvoir actuel n'a plus de légitimité ni politique, ni morale, ni juridique! Mais l'opposition est trop désunie pour en tirer toutes les conséquences qui s'imposent, bien qu'elles soient évidentes.
Que le pouvoir soit illégitime c'est, malgré les discours de la troïka, une évidence pour tout juriste et même pour tout citoyen suffisamment lucide.
Doit-on rappeler qu'en démocratie l'unique source du pouvoir est le peuple? Il semble que ce rappel soit nécessaire puisque, aujourd'hui, le pays n'en tire pas la conséquence qui s'impose.
Qu'a décidé le peuple tunisien? La seule façon de répondre logiquement et juridiquement à cette question fondamentale est de dire qu'il s'est exprimé sur la base, et uniquement sur la base, du décret de convocation aux élections du 23 octobre 2011.
Or ce décret, quelles que soient les analyses et les arguties que l'on peut tenter, est très clair: le peuple était appelé à voter pour élire des députés à une Constituante qui devait élaborer une Constitution dans le délai d'un an. Le peuple a-t-il voté autre chose? Non.
Une dictature d'Assemblée et du pouvoir qui en est issu
Au terme du délai d'un an, c'est-à-dire le 23 octobre 2012, la Constituante, et donc le pouvoir qui en est issu, n'a plus de légitimité puisque le délai décidé par le peuple était passé. Il n'est nulle part indiqué autre chose qui permette de croire qu'il puisse en être autrement ! D'ailleurs, si l'on soutient que le délai d'un an n'était pas impératif, quel est le texte qui permet de le dire ?
La Constituante est-elle alors sans limite dans le temps? Si telle est l'analyse, l'on se trouve alors en présence d'une dictature d'Assemblée et donc du pouvoir qui en est issu.
Hors les pays totalitaires, une assemblée ne peut se maintenir au-delà du terme pour lequel elle a été expressément élue!
Or de cette situation juridique et politique claire, l'opposition n'a pas su se saisir. Elle a continué, pour des raisons qui nous échappent mais dont on peut craindre qu'elles ne soient pas très honorables (la crainte de perdre les quelques avantages tirés de l'Assemblée) à participer à ce pouvoir, à maintenir ses élus dans l'Assemblée, à participer au jeu des institutions, alors que tout cela n'a plus aucune légitimité démocratique.
Cette faute de l'opposition est grave et montre son immaturité ou sa connivence!!
Après les nombreuses exactions du pouvoir, l'opposition va boycotter l'Assemblée constituante pendant trois jours ! C'est tout simplement risible et cela ne doit pas beaucoup impressionner le pouvoir qui, au contraire, joue la montre et pourra dire que le retard est dû à l'opposition qui refuse de siéger! Un comble!
Une «légitimité» tirées de «petits arrangements entre amis»
Aujourd'hui, la Tunisie est un théâtre d'ombres et n'a aucune institution juridiquement légitime. Comment voulez-vous dans ces conditions que le désordre ne règne pas?
L'inaction de l'opposition le 23 octobre 2012 n'a pas eu, quoiqu'on en dise la troïka, pour résultat de maintenir une «légitimité» ! Or il n'y a pas en démocratie, de légitimité tacite et ce n'est pas parce que l'opposition a continué à siéger que la légitimité est revenue.
Seul le peuple qui a voté sur une base précise est capable de redonner une légitimité ! Ce qu'il n'a pas fait. Les «petits arrangements entre amis» ne sont en aucune façon une légitimité !
Alors oui l'opposition, si elle était à la hauteur de son rôle historique, démissionnerait de l'Assemblée constituante !! Certains vont dire que cela va créer du désordre. Certes, mais cela obligera à trancher une bonne fois pour toute cette question de légitimité qui empoisonne la vie du pays... et dont se «joue» la troïka, et Ghannouchi à sa tête.
Rien de solide ne se crée sur l'ambiguïté, sur les petits accords, sur les compromissions; car c'est une façon de discréditer cette grande idée de démocratie et de décevoir ce peuple qui en attendait beaucoup et qui aurait pu être un exemple pour le reste du monde.
Au lieu de la clarté et de la détermination, l'opposition se fait embobiner de nouveau.
Après ce qui s'est passé à Tataouine, à Siliana et au siège de l'Ugtt à Tunis, après les tentatives d'assassinat d'hommes politiques comme Jawher Ben M'Barek, Saïd Aidi... avec passage à l'acte sur la personne de feu Lotfi Nagdh de Nida Tounes, on s'attendait à ce que tous les partis progressistes et démocrates, la société civile avec toutes ses associations et syndicats, à leur tête l'Ugtt... demandent la démission du gouvernement; mais quittent aussi la Constituante!
Et qu'est-ce qu'on entend? Encore des discours de conciliation et d'apaisement de la part de l'opposition dans un «Embrassons-nous Folleville!».... comme si toutes ces forces vives tremblaient devant Ghannouchi et son parti! Qui ne manquent d'ailleurs pas de narguer de nouveau leurs adversaires politiques décidément toujours aussi mous!
Ghannouchi méprise l'opposition et l'Ugtt
Puisque l'Ugtt donne encore une nouvelle chance à Ghannouchi et son parti pour les sortir par le haut, en demandant à la troïka:
- la dissolution des comités de protection de la révolution;
- le retour à la table des «palabres» avec tous les partis pour trouver des solutions consensuelles à la crise;
- la nomination de ministres «neutres» aux postes régaliens;
- l'adoption d'un agenda précis pour la constitution, l'Isie ou ce qui la remplacera, les dates des élections ...
Avec menace de grèves générales si Ennahdha ne se plie pas à ces exigences!
C'est comme si l'Ugtt pissait dans un violon! Car depuis qu'Ennahdha est au pouvoir, ses hommes n'ont montré que mépris envers l'Ugtt et toute l'opposition. Pourquoi changeront-ils aujourd'hui? Qui peut croire un seul instant qu'ils vont coopérer... alors qu'ils continuent à nier l'évidence et refusent de reconnaître avoir échoué! Préférant imputer leurs échecs aux «comploteurs» de l'ombre: pêle-mêle l'opposition, les anciens du Rcd, Chokri Belaïd voire l'Ugtt!
Les réactions d'Ennahdha d'ailleurs, n'ont pas tardé à fuser de partout. Ses hommes passent de plateau TV à l'autre pour crier à nouveau au complot... et rejouer la comédie de la «légitimité»... puisque Ghannouchi lui-même s'en prend à toutes ces forces vives (opposition, Ugtt, Ong...), et leur demande de ne plus conserver de milice ni de matériel de protection dans leurs locaux : Molotov, bâtons, pierres... Il demande que l'Ugtt soit neutre et ne mêle plus la politique à son action syndicale... oubliant qu'il manifestait à leur côté pour demander la chute du gouvernement Béji Caïd Essebsi! En somme si cette organisation nationale «fait de la politique» à ses côtés, c'est «halal», et quand elle s'oppose à lui, c'est «haram»! Oubliant aussi que l'Ugtt est née dans (et de) la politique grâce à son fondateur, le grand résistant Farhat Hached !
Alors qu'on peut répondre à Ghannouchi de ne pas mêler la religion à son action politique, lui qui a triché en «enregistrant» son parti Ennahdha comme n'instrumentalisant pas la religion!
Rached Ghannouchi rappelle une nouvelle fois que les comités pour la «protection de la révolution» tiennent leur légitimé du peuple... mais doivent rendre compte à la justice (sic !) de leur exactions... si exactions il y a!... et entend les maintenir envers et contre tous les partis, toute la société civile et tous les Tunisiens qui ne cessent de demander la dissolution de ce corps autoproclamé défenseur d'une révolution à laquelle la plupart de ses hommes n'ont pas participé et encore moins Ghannouchi et les siens!
C'est dire que Ghannouchi se fout de leur gueule à tous!
Le temps joue contre les démocrates tunisiens
Naïveté, compromissions, crainte de perdre leurs avantages ou mauvais calculs politiques de la part de l'Ugtt et de l'opposition?
Dommage qu'à la tête de la centrale syndicale et des partis d'opposition, il n'y ait pas de chefs courageux pour faire savoir que le temps des palabres est fini... et que le temps joue contre les Tunisiens.
En accordant encore du temps à Ghannouchi dans l'espoir de le changer... alors qu'il ne fait qu'en profiter pour se «réorganiser» et préparer ses troupes pour le hold-up définitif sur la révolution tunisienne!
Il ne reste aux Tunisiens, excédés par tout ce petit monde et par ses petits calculs politicards, que de reprendre son destin en main et décider d'une manifestation gigantesque pour dégager une dictature en phase d'installation et qui s'incrustera, à coup sûr, à cause du laxisme de l'opposition!