L'homme d'affaires Kamel Eltaief n'est pas un enfant de chœur. Loin s'en faut. Ce fou de politique est-il cependant le grand comploteur, faisant et défaisant les gouvernements, que certains de ses compatriotes décrivent?
Par Ridha Kéfi
Cette réputation est sans doute exagérée: l'homme n'a jamais eu, dans le passé, le pouvoir qu'on lui attribue. Et ce pouvoir, s'il l'a jamais eu un jour, qu'en reste-t-il aujourd'hui? Peu de chose sans doute.
Ceux qui connaissent Kamel Eltaief vous diront qu'il est fasciné par la politique, qu'il aime être proche des cercles de décision et, surtout, qu'il s'attribue lui-même, sans doute par narcissisme, plus de pouvoir (ou d'influence) qu'il n'en a réellement. Aussi ses adversaires, et Dieu sait qu'il en a une belle brochette, risquent-ils, à trop focaliser sur lui, d'en faire l'arbre qui cache la forêt.
L'homme qui chuchote dans l'oreille de Ben Ali
Kamel Eltaief avait, il est vrai, durant le début des années 80 et jusqu'à 1992, une certaine influence sur son ami Zine El Abidine Ben Ali. Ce qui lui a permis de contribuer à l'ascension de certaines personnalités politiques du sérail destourien classique comme des mouvements de la gauche laïque. Certains lui attribuent un rôle dans la politique de répression des islamistes au cours des premières années du règne de Ben Ali, ce qu'il récuse catégoriquement, en mettant en avant ses démêlées, à ce sujet, avec le ministre de l'Intérieur de l'époque Abdallah Kallel. Le principal architecte de cette politique furent, il est vrai, Ben Ali et le système de sécurité dont il est issu.
Quoi qu'il en soit, les islamistes, aujourd'hui au pouvoir, ont de bonnes raisons de détester Kamel Eltaief, ne fut-ce que pour sa proximité avec Ben Ali durant les années 1987-1992 au cours desquelles ils ont subi une dure répression. Il n'en est pas moins vrai qu'à partir de 1992 et de la montée de l'influence de Leïla Trabelsi et de son clan auprès de Ben Ali, l'homme a perdu définitivement l'oreille du locataire du Palais de Carthage. Son influence politique s'en est trouvée aussitôt réduite et il est même devenu, au fil des ans, un adversaire de l'ancien dictateur. N'a-t-il pas critiqué ouvertement sa dérive autoritaire dans une interview au journal ''Le Monde'', qui lui a valu, en son temps, un court séjour en prison.
Durant sa longue traversée du désert, Kamel Eltaief a gardé des contacts avec certains leaders de l'opposition à Ben Ali, de Néjib Chebbi à Hamma Hammami. Ainsi, d'ailleurs, qu'avec des dirigeants destouriens tombés, comme lui, en disgrâce. Ces contacts, on l'imagine, lui ont permis d'espérer se remettre en selle au lendemain de la chute de Ben Ali. Mais là aussi, l'évolution de la Tunisie postrévolutionnaire a pris une tournure telle que ses ambitions s'en sont trouvées, de nouveau, contrariées. Et pour cause: en propulsant le pays dans une nouvelle dynamique historique, les élections du 23 octobre 2011 ont fini par marginaliser et, peut-être, définitivement, ce fou de la politique et grand frustré du pouvoir.
Une «machination politico-judiciaire»
«Si la politique n'a pas été le moteur de son ascension financière, elle demeure néanmoins, à ses yeux, une valeur essentielle, dont il ne peut se passer», nuance, à son propos, l'un de ses amis, qui ne voit pas en lui un redoutable faiseur de rois, comme le décrit la rumeur publique, mais, au mieux, un talentueux lobbyiste, toujours sur la brèche, jouant les utilités auprès des uns et des autres pour ne pas perdre la main et se donner ainsi l'illusion de jouer encore un rôle à la hauteur de son ambition.
De là à voir en Kamel Eltaief un redoutable comploteur, il y a un pas que certains de ses détracteurs ont cru devoir faire. C'est le cas, notamment, de Me Cherif Jebali, un avocat faisant l'objet de multiples poursuites judiciaires, qui a porté plainte contre l'homme d'affaires pour... atteinte à la sécurité intérieure de l'Etat (pas moins !), conformément à l'article 68 du code pénal. Cette plainte, qui a abouti à l'interdiction de voyage de Kamel Eltaief, semble cependant piétiner faute de pièces à conviction. Ce qui fait dire à l'intéressé qu'il est victime d'une «machination politico-judiciaire.»
Rappel des faits: l'«affaire Kamel Eltaief» a été déclenchée par une plainte contre X déposée auprès du procureur de la république au tribunal de première instance de Tunis, le 4 juin 2011. Il a fallu attendre le 4 avril 2012, soit 10 mois jours pour jour, pour voir l'avocat plaignant se présenter devant le juge d'instruction en qualité de témoin pour porter l'accusation contre l'homme d'affaires. Pour étayer ses allégations, Me Jebali s'est fait relayer par trois témoins ayant tous fait l'objet de poursuites judiciaires pour différentes raisons. Mais c'est là une autre histoire.
Le juge d'instruction, sur la base de ces témoignages, réclame une liste des communications téléphoniques de Kamel Eltaief, puis, considère que le réseau de relations de ce dernier – au sein du système sécuritaire, de la classe politique, du milieu des affaires, des médias, etc. – est suffisamment étoffé pour... justifier des soupçons et une décision d'interdiction de quitter le territoire national. Cette mesure est considérée par l'avocat de l'accusé, Me Nizar Ayed, comme étant «abusive, infondée et non conforme aux législations en vigueur, qui, depuis la réforme de 2004, en limitent la portée et les conditions.»
''Kamel Bond 007''
A ce jour, l'émetteur des SMS incriminés, retrouvés dans un téléphone portable perdu par une dame dans une rame de métro quelque part à Tunis – et évoquant, de manière allusive ou codée, des événements violents s'étant déroulés ou devant se dérouler à Siliana, Bizerte et Tunis –, demeure inconnu. «Il suffit pourtant de convoquer les relations de l'utilisateur du numéro émetteur pour l'identifier», réplique l'avocat. «Cela ressemble à une dilatation procédurale qui laisse croire que l'histoire des messages n'était qu'un leurre visant l'intimidation politique de Kamel Eltaief», ajoute-t-il.
Car certains de ces messages – tels que décryptés par Me Chérif avec l'aide du fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, Samir, orfèvre en la matière – font allusion à des faits assez rocambolesques : notamment un projet de kidnapping de Me Slaheddine Caïd Essebsi, frère de Béji Caïd Essebsi, Premier ministre au moment des faits, pour négocier un échange avec un neveu de Leïla Trabelsi Ben Ali, Imed Trabelsi, en prison depuis la chute de l'ancien régime. Selon les accusateurs, Kamel Eltaief serait derrière cette opération, dans laquelle serait aussi impliqué Boris Boillon, ex-ambassadeur de France en Tunisie! C'est carrément du ''Kamel Bond 007'', une histoire à faire dormir debout le plus perspicace des juges d'assises.
L'intéressé, pour sa part, identifie ses détracteurs comme des dirigeants du Congrès pour la république (CpR) et d'Ennahdha, deux partis où il avoue pourtant entretenir de solides accointances. Ce sont eux qui, selon lui, non satisfaits par la procédure engagée, ont poussé encore plus loin leur tentative d'intimidation, en endoctrinant des membres des Ligues de protection de la révolution, des milices proches d'Ennahdha, et en les envoyant l'attaquer physiquement jusque chez lui, à Sidi Bou Saïd, dans la soirée du 1er décembre 2012.
Résultat des courses : l'«affaire Kamel Eltaief», qui patine et fait du surplace, semble occuper davantage les médias que la justice. En attendant, l'homme d'affaires est empêché de voyager. Ce n'est sans doute pas le but recherché, mais c'est le seul résultat auquel cette «affaire» a abouti pour le moment.