Au crépuscule de sa vie, affaibli par l'âge, le Cheikh constate avec amertume que ses rêves s'évaporent, que son projet de faire de la Tunisie un petit émirat au sein d'une grande nation musulmane est anéanti.
Par Moez ben Salem
Un certain dimanche 30 janvier 2011, dans l'avion qui le ramenait à Tunis après un long exil doré londonien de vingt années, le Cheikh ruminait sa revanche.
Il s'imaginait en train de réaliser son vieux fantasme: détruire l'œuvre de son ennemi héréditaire, Habib Bourguiba. Autrement dit, déstructurer l'Etat tunisien moderne construit par ce dernier, faire abroger le Code du statut personnel de manière à ce que la femme retrouve son statut de vassale de l'homme, substituer le wahhabisme au rite malékite, instaurer la chariâ, faire disparaitre les frontières entre Etats arabo-musulmans afin de faire renaitre la fameuse Nation (ou Umma) arabo-musulmane et enfin rétablir le Califat.
La lune est montée dans le ciel
Une foule immense était à l'accueil de Rached Ghannouchi en Tunisie après 21 ans d'exil.
L'accueil triomphal, qui lui a été réservé à l'aéroport de Tunis-Carthage par des milliers de fidèles chantant «Tala3a Al Badrou 3alaina» (La lune est montée dans le ciel), chanson réservée par la habitants de Médine au prophète Mohamed, ne pouvait que le conformer dans son ambitieux projet.
Aussi, dès son retour en Tunisie, fort du soutien politique américain et du soutien financier et médiatique de certains pays du Golfe, notamment le Qatar, le Cheikh a pu, en un temps record, faire renaitre un mouvement qu'il avait fondé 30 années auparavant, en l'occurrence Ennahdha, pour en faire le premier parti politique en Tunisie.
Fidèle à la devise «diviser pour mieux régner», Rached Ghannouchi et son mouvement islamiste se sont lancés dans une vaste campagne, tendant à diviser les Tunisiens en «bons musulmans» et en mécréants. Pour cela, ils se sont appuyés sur les mosquées, qu'ils ont confisquées et transformées en tribunes, dans lesquelles des imams endoctrinés pouvaient passer à leur guise un message politique islamiste.
Par ailleurs, profitant de la manne financière venant de diverses sources, ils ont également lancé une grosse campagne de séduction, basée principalement sur des promesses creuses, visant la frange la plus démunie de la population tunisienne.
Le résultat ne s'est pas fait attendre: lors des élections des membres de l'Assemblée nationale constituante (Anc), un certain dimanche 23 octobre 2011, Ennahdha a profité de la faiblesse et de la désunion de ses adversaires, pour obtenir 37% des voix et gagner haut la main les élections.
Embrassades entre Rached Ghannouchi et Youssef Al-Qaradhawi: l'alliance du Qatar et des Frères musulmans.
L'heure de la revanche sur Habib Bourguiba
Le Cheikh venait de gagner une grande bataille et il s'imaginait sans doute qu'il allait facilement gagner la guerre contre son vieil ennemi, Habib Bourguiba, et façonner ainsi le pays à sa guise, conformément à ses rêves.
Pour faire bonne figure vis-à-vis des Occidentaux, il a réussi à appâter deux pantins, qui ont joué à merveille leur rôle de maquilleurs.
Il s'est, par ailleurs, positionné en second plan derrière la façade représentée par un chef de gouvernement qui passe pour un modéré et a placé ses plus fidèles lieutenants dans des postes-clé, usant et abusant du népotisme.
A titre d'exemple, il a désigné son gendre aux Affaires étrangères, son neveu comme rapporteur général à l'Anc, sans omettre de placer son «protégé» au poste de Conseiller auprès du chef du gouvernement, chargé en fait de surveiller ce dernier!
Il a également tenté d'infiltrer tous les rouages de l'administration tunisienne, notamment les appareils sécuritaire et judiciaire, en plaçant des personnes sans compétences, qui n'avaient pour «qualité» que leur allégeance à sa personne.
Pour mettre en application son projet, le cheikh a développé un bras armé, représenté par un groupe d'énergumènes endoctrinés sur le mode wahhabite, usant et abusant de violence pour imposer aux Tunisiens, réputés ouverts et tolérants, un mode de vie calqué sur celui du 7e siècle.
"Les enfants" de Rached Ghannouchi attaquent l'ambassade américaine à Tunis causant plusieurs dégats matériels.
Ces individus, qualifiés de «nos enfants» par le cheikh, ont commencé par s'attaquer à la citadelle du savoir en Tunisie, en l'occurrence la Faculté des lettres de la Manouba, pour y semer la terreur des mois durant, poussant l'indécence jusqu'à la profanation du drapeau national.
Profitant de l'impunité totale qui leur était accordée, «les enfants» du cheikh allaient multiplier les exactions et agressions, ciblant particulièrement les femmes, les intellectuels, les journalistes.
Le Cheikh et ses sbires ont tenté également de toucher au statut des femmes tunisiennes, un des plus grands motifs de fierté de la Tunisie moderne, en cherchant à faire de la femme, un simple «complément de l'homme», dans la nouvelle Constitution tunisienne, en cours d'élaboration.
Sur un autre plan, afin de transformer en profondeur la société tunisienne et tenter de la calquer sur certains modèles du Moyen-Orient, voire d'Afghanistan, le Cheikh et ses disciples ont favorisé la multiplication d'écoles coraniques, sortes de «madrassas» dans lesquelles on procède à l'endoctrinement de jeunes enfants et ont offert aux Tunisiens, un véritable «ballet» de prédicateurs ignobles, venus semer des idées aussi scandaleuses les unes que les autres.
Ces actions allaient faire de la Tunisie, l'un des plus grands pays exportateurs de jihadistes au monde, un titre de gloire dont les Tunisiens se seraient bien passés!
Par ailleurs, comme si le bras armé représenté par les salafistes jihadistes ne suffisait pas, le Cheikh a développé un autre concept, celui des Ligues de protection de la révolution (LPR), présentées poétiquement comme «la conscience de la révolution», qui sont en fait un ramassis de personnages dégénérés chargés d'exécuter les basses œuvres, autrement dit s'attaquer aux militants de l'opposition, à toutes ceux et celles qui osent exprimer un avis contraire à celui d'Ennahdha. Multipliant les actions violentes, ces LPR allaient finir par commettre l'irréparable, l'horrible assassinat d'un père de famille à Tataouine, que le parti Ennahdha a essayé malencontreusement de maquiller en «mort naturelle par arrêt cardiaque».
La Ligue de la protection de la révolution attaque le siège de l'Ugtt.
Le douloureux retour de manivelle
Mais, dans ses calculs machiavéliques, Rached Ghannouchi a oublié une donnée fondamentale : le pays qu'il tentait de détruire n'était ni le Soudan, ni la Somalie, ni l'Afghanistan, c'était la Tunisie, le pays qui a donné son nom au continent africain, le pays trainant derrière lui 3000 ans de civilisation, le pays dont le sol a été foulé par Elyssa, la fondatrice de Carthage, par Hannibal, l'homme qui a fait trembler Rome, par Jughurta, par Ibn Khaldoun, le fondateur de la sociologie moderne, par le grand réformateur Khaireddine Pacha, par le grand poète Aboul-Kacem Chebbi, par Bourguiba, l'un des plus grands hommes du 20e siècle.
Aussi, face aux velléités destructrices du Cheikh, femmes et hommes ont opposé une formidable résistance et ont fini par anéantir ses rêves.
D'abord, à la Faculté des lettres de la Manouba, le courage du doyen Habib Kazdaghli, la solidarité sans faille des étudiants et du corps enseignant ont eu raison du bellicisme des salafistes. Bien plus, le complot qui a été fomenté contre le doyen a lamentablement échoué et n'a fait que renforcer les diverses composantes de la société civile tunisienne, qui a bénéficié d'un large soutien international.
Ensuite, la tentative de mainmise sur les médias a tourné au fiasco grâce au courage et à la résistance des journalistes notamment ceux de la prestigieuse Dar Assabah, qui ont réussi à éjecter un ancien thuriféraire du dictateur déchu Ben Ali.
Sur un autre plan, les femmes tunisiennes, soutenues des hommes d'honneur, ont fait honneur à leur remarquable statut, et ont fait échouer toutes les tentatives d'asservissement, menées à leur égard par les forces obscurantistes.
Par ailleurs, les forces divines se sont liguées contre le Cheikh, notamment un certain 14 septembre 2012, lorsque «ses enfants» se sont lancés à l'assaut de l'ambassade américaine à Tunis, action qui a fait perdre au Cheikh et à son mouvement le soutien précieux du géant américain.
Hamadi Jebali se libère de l'emprise de Rached Gahannouchi et des apprentis faucons d'Ennahdha.
Le mythe de «l'islamisme soft» était définitivement détruit !
Comme un malheur n'arrive jamais seul, deux semaines plus tard, une vidéo a circulé, montrant le Cheikh en train de s'adresser à ses milices, leur demandant de patienter, le temps que son mouvement réussisse à neutraliser la police, l'armée et l'administration.
Le Cheikh est définitivement démasqué, le monde entier sait désormais quels sont ses véritables desseins!
Sur le plan politique, Rached Ghannouchi constate avec effroi que les forces d'opposition s'unissent en un front commun mené par une figure emblématique du Bourguibisme et que les sondages placent en 1ère position dans les intentions de vote des Tunisiens, au cas où il y aurait des élections.
Le coup de grâce de Hamadi Jebali
Les déboires de Rached Ghannouchi n'allaient pas s'arrêter là. En effet, le climat d'incitation à la haine et à la violence, qu'il a lui-même initié, allait conduire à l'assassinat de l'une des figures les plus marquantes de l'opposition, en l'occurrence Chokri Belaid, un homme au courage légendaire, dont les prises de positions téméraires faisaient énormément mal au parti islamiste au pouvoir et dont les funérailles allaient donner lieu à l'un des plus grands rassemblement de l'histoire de l'humanité, au cours duquel les centaines de milliers d'hommes et de femmes qui avaient bravé le froid et les provocations, allaient pointer un doigt accusateur vers le cheikh et ses acolytes.
Pour se disculper et tenter de redorer son blason, largement terni en Tunisie et dans le monde, Rached Ghannouchi tente de mobiliser ses troupes, officiellement pour dénoncer la violence. Mais l'opération se solde par un fiasco: malgré les bus mis à disposition et malgré les billets de 20 dinars généreusement distribués, la manifestation ne réunit que 3000 personnes qui, plutôt que de dénoncer la violence, lancent des slogans appelant à l'exclusion et à la francophobie.
Pour couronner le tout, le chef du gouvernement, pourtant issu du même parti que Ghannouchi, conscient du désastre occasionné par la mauvaise gouvernance d'Ennahdha, effectue un virage à 180°, prend ses distances vis-à-vis de son parti et appelle à la formation d'un nouveau gouvernement, formé de personnalités compétentes et apolitiques.
Au crépuscule de sa vie, affaibli par l'âge, le Cheikh constate avec amertume que ses rêves s'évaporent, que son projet de faire de la Tunisie un petit émirat au sein d'une grande nation musulmane est anéanti.
La Tunisie était trop grande pour lui, il ne laissera que le souvenir d'une petite page sombre dans la glorieuse histoire de cette nation.