Que tout le monde se rassure donc, il n'existe pas de complot étranger. Nul n'a besoin de comploter contre les Tunisiens, car ils se débrouillent très bien dans ce domaine pour avoir besoin de l'aide de qui que ce soit.
Par Faiek Henablia*
La tentation de faire porter à autrui la responsabilité de nos propres échecs est vieille comme le monde. Nous n'y avons, bien entendu, pas échappé dans la Tunisie post révolutionnaire.
Des médias de la honte, aux artistes, aux mécréants, en passant par les comploteurs de l'ancien Rassemblement de Zaba, tout y est passé sans convaincre, à vrai dire, grand monde car les gens réfléchissent et ne se laissent plus berner par les slogans de bas étage.
L'arme absolue du complot étranger
Face à l'inefficacité de ces arguments, l'arme absolue que l'on dégaine dans ces cas là, est celle du complot étranger, ourdi par des puissances qui seraient affectées par la réussite de notre processus démocratique et qui feraient tout pour le saboter.
Tel ou tel commentaire, émanant d'un dirigent étranger, sera alors monté en épingle et exploité avec d'autant plus de force que la gravité de la situation intérieure le commandera. La situation pour le moins sérieuse de la Tunisie, n'échappe à personne avec la montée de la violence à son paroxysme dans l'assassinat de Chokri Belaïd. Situation par ailleurs totalement imputable au pouvoir actuel qui n'a pas su ou voulu endiguer ce phénomène alors qu'il est responsable de notre sécurité.
Le chef du gouvernement Jebali surpris des propos de Manuel Vals affirmant le soutien de la France aux démocrates et aux laics: une divine surprise.
Il a donc suffi d'une déclaration plus ou moins maladroite de Manuel Vals, ministre français de l'Intérieur, pour crier au loup et désigner la France à la vindicte populaire.
La France et son cheval de Troie en Tunisie, c'est-à-dire «l'élite francophone», qui serait le véritable bras armé de cette croisade anti révolutionnaire.
La critique de «l'élite» a toujours été une pratique populiste utilisée par les partis extrémistes, qu'ils soient ou non au pouvoir afin de s'attacher le soutien d'une frange de la population réputée réceptive et favorable. Que n'a-t-on évoqué, par exemple, l'élite judéo-maçonnique en Occident, l'élite du Nord au Soudan, l'élite technocratique de Bruxelles, etc.
Le concept d'élite francophone procède de la même logique. Il vise à désigner des responsables à la vindicte populaire afin de détourner l'attention de la population d'une situation grave ou de desseins obscurs.
Un slogan creux
Ce concept est cependant creux et totalement vide de sens
Tout d'abord quant à la composition de cette élite.
Qui en ferait donc partie? Celui qui parle français? C'est impossible pour la bonne raison que tout le monde (ou presque) parle français en Tunisie. Tout (ou presque) respire le français, du fan de football qui appelle son équipe, Tarajji ou Espérance, Najm ou Etoile, au militant qui appelle son parti Moatamar ou CpR. Toutes nos institutions portent des noms arabes ou français. Lorsque nous parlons nous mélangeons arabe et français, que cela soit heureux ou non d'ailleurs mais ceci est un autre problème. Nous apprenons le français à l'école et avons cette chance immense d'être bilingues.
Des graffitis de menace pour les francais sur les murs de l'école francaise à Tunis suite à l'intervention militaire au Mali.
S'agit-il de gens qui auraient des liens particuliers avec la France, parce qu'ils y travaillent par exemple?
Mais alors en quoi constituent-ils une élite ou un groupe homogène aux desseins spécifiques.
Et puis qu'entend-on par élite? Une élite intellectuelle, une élite économique ou financière? Dans ce cas comment qualifier le groupe de dirigeants actuels aux liens bien connus avec les monarchies du Golfe?
Les contours de cette soi-disant élite sont donc bien trop confus et vagues pour constituer une réalité scientifique. Il s'agit plutôt d'un slogan, d'un mythe, d'une affirmation sans base ni fondement mais qui impressionne favorablement un certain public. C'est la définition même de l'argument populiste.
Des desseins inavoués
On voit bien que l'explication est ailleurs. Les défenseurs de ce principe sont des gens qui n'acceptent tout simplement pas le principe de la démocratie tel qu'il est appliqué en Occident. Churchill disait que la démocratie était peut-être le pire des systèmes mais qu'il n'en connaissait pas de meilleur.
Ces gens-là pensent, au contraire, connaître un meilleur système. Ils pensent, en effet, que du fait de notre caractère arabo musulman, nous ne serions pas dignes de jouir des mêmes droits que les Occidentaux, que l'islam est en lui-même un obstacle ou une limite à l'exercice d'une liberté pleine, que certains de ses principes s'opposent au bénéfice total de la démocratie. Leur vue est qu'il est des contraintes spécifiques à l'islam qui contredisent le règne de l'égalité et de la non-discrimination. Ils rêvent de revenir sur certains acquis de la femme. Ils s'opposent à la ratification de certaines conventions internationales au motif que celles-ci sont en opposition avec les préceptes de l'islam. Le texte coranique est «clair» disent-ils et l'on se demande, dès lors, pourquoi perdre autant de temps à rédiger une constitution.
Leur véritable motivation, qu'ils s'étaient bien gardés de révéler, avant les élections, est l'instauration d'un régime inspiré des califats musulmans des siècles passées, avec assemblées de «Choura», Hautes Instances ou Hauts Conseils Religieux qui constitueraient les autorités suprêmes de la théocratie qu'ils appellent de leurs vœux. Pour eux, la défense des valeurs du sacré passe avant la liberté, comme si les Tunisiens n'étaient pas capables de défendre eux-mêmes leurs valeurs. Ils veulent imposer la religion par la force, au moyen du chantage à l'apostasie, alors que l'islam précise lui-même qu'il ne peut y avoir de contrainte dans la religion.
Des salafistes manifestent devant l'ambassade de France à Tunis.
On comprend la difficulté d'assumer publiquement de tels desseins, surtout après une révolution dont la motivation essentielle n'allait pas forcément dans ce sens! Quoi de plus pratique dans ces conditions que d'évoquer un ennemi commun, l'Occident personnifié par la France et sa colonne vertébrale, «l'élite francophone»?
En s'attaquant à cette soi-disant élite, l'on s'attaque en réalité aux valeurs occidentales de liberté, de démocratie et d'Etat de droit en tentant de faire croire que ces valeurs s'opposeraient à nos valeurs arabo-musulmanes.
Or il n'en est rien car ses valeurs sont elles-mêmes véhiculées par l'islam, à condition que l'on veuille bien s'affranchir d'une interprétation obscurantiste de la chariâ ainsi que d'une lecture à la lettre du texte coranique.
Que tout le monde se rassure donc, il n'existe pas plus d'élite francophone que de complot étranger.
D'ailleurs, nul n'a besoin de comploter contre nous car nous nous débrouillons très bien dans ce domaine pour avoir besoin de l'aide de qui que ce soit.
Regardez-donc la Chine, menace autrement plus sérieuse pour l'Occident. Nul n'y parle jamais de complot étranger. Ils ont autre chose à faire. Ils bossent.
* Gérant de portefeuille associé.