Peut-on affirmer, en toute certitude, que les manifestations organisées par Ennahdha, les samedis 9 et 16, étaient spontanées et que les manifestants nahdhaouis y ont tous participé avec une conviction à toute épreuve?
Par Ridha Bouguerra*
Le vendredi 8 février des marées humaines ont accompagné jusqu'à sa dernière demeure la dépouille du militant Chokri Belaïd, assassiné deux jours plus tôt. Pour accomplir ce devoir envers un martyr, pour dénoncer la violence politique apparue à Tataouine, déjà, avec le lynchage de feu Lotfi Nagdh, pour manifester le ras-le-bol qu'inspire un pouvoir qui n'a fait qu'accumuler les échecs depuis deux ans, pour exprimer le dégoût que l'on ressent au spectacle de la mascarade qui se joue en direct au Palais du Bardo sous couvert de rédiger une constitution indigne d'un peuple qui vient de faire une révolution, les masses populaires qui se sont rendues au cimetière d'Al-Jallez n'ont eu besoin ni d'incitation financière, ni de la réquisition de moyens de transport public, ni de promesses alléchantes.
Peut-on affirmer, en toute certitude, que cela fut également le cas des manifestations organisées par Ennahdha, les samedis 9 et 16, et que les manifestants nahdhaouis y ont tous participé en toute spontanéité et avec une conviction à toute épreuve?
Un aréopage de faux dévots et de faux démocrates
Peu importe, finalement, que la conscience de gens simples et dans le besoin, ou celle de jeunes désœuvrés, fut ou non achetée par des moyens sonnants et trébuchants pour venir parader sur l'avenue Habib Bourguiba. Car là n'est pas, réellement, le vrai problème que posent ces rassemblements partisans en ces moments critiques que nous vivons. Il réside, principalement, dans le fait même d'appeler à manifester au lendemain de l'enterrement du leader du Parti des Patriotes démocrates. Et puis, de nouveau, une semaine après.
Quelle signification politique pourrait-on avancer pour expliquer, d'une manière un tant soit peu logique, ces deux rassemblements sur la grande avenue, à une semaine d'intervalle, et présidées tous les deux par les faucons parmi les faucons du parti conservateur religieux? Lotfi Zitoun et Habib Ellouze principalement le samedi 9. Rached Ghannouchi, en personne, et les deux Ben Salem (Mohamed et Moncef), celui à la tête du département de l'Agriculture et celui qui gère l'Enseignement supérieur et la Recherche scientifique, une semaine après. Pour compléter un pareil aréopage de faux dévots, de faux démocrates et de véritables accapareurs du pouvoir, il ne manquait que le sieur Sadok Chourou, l'adepte de la crucifixion à l'encontre des sit-inneurs et grévistes. Sihem Badi et Maherzia Labidi étaient également de la partie afin de rehausser d'une touche féminine et donner un semblant de parité à cette tribune improvisée au-devant du Théâtre Municipal qui n'en demandait pas tant!
Rached Ghannouchi, avenue Habib Bourguiba, à Tunis, le 16 février.
Las! pour la féminité, sa douceur, sa retenue et sa modération, il va falloir voir ailleurs! La vice-présidente de la Constituante s'est avérée une terrible amazone qui a proclamé haut et fort qu'elle est un redoutable faucon, que dis-je, un rapace, mère et sœur de rapaces! Quant à la ministre des Affaires de la famille, elle s'est ridiculement affublée d'un passé de militante et de persécutée du régime honni de Ben Ali. Ce qui fait sourire et laisse sceptique les vrais militantes et militants de la dictature. Elle s'est, en outre, rangée du côté de la minorité, dit-elle, et des défenseurs de la Révolution et, sur sa lancée, a martelé les mots de courage, de lutte et de résistance.
Les révolutionnaires de la 25e heure
Comparez les propos de ces révolutionnaires de la 25e heure, propos martiaux et propices à semer la division et la discorde dans le pays, avec les paroles de compassion, de consolation et de réconfort que Basma Khalfaoui Belaïd a prononcées en rendant visite à la famille du martyr du devoir, l'agent de police Lotfi Zar, tombé le même jour que le chef du parti des démocrates, en pourchassant de jeunes casseurs payés par les contre-révolutionnaires qui se parent du faux titre de défenseurs de la révolution!
Mais, pour revenir à la signification politique des deux rassemblements nahdhaouis qui nous occupent, on pourrait se demander, d'abord, s'il n'y a pas comme une singulière indécence dans cette manière d'intimider la partie adverse dont on n'a pas respecté le légitime deuil. S'il n'y a pas comme une indécente provocation à l'égard d'une famille frappée de plein fouet et d'une façon si imprévue dans sa chair. S'il n'y a pas une répugnante indécence à chercher à exhiber d'une façon si hostile ses forces, fort maigrelettes, d'ailleurs, au moins le samedi 9. Un manifestant n'a-t-il pas déclaré le samedi 9 au micro et devant la caméra d'Al-Watania1 qu'il ne ressentait aucune tristesse la veille, c'est-à-dire le jour de l'enterrement du martyr de la parole libre? N'a-t-on pas vu, aussi bien le 9 que le 16, des portraits de Chokri Belaïd lacérés au centre ville même?
N'y aurait-il pas, encore, comme une indécente cécité politique à ne pas tenir compte de toutes ces foules en colère contre un pouvoir incapable de protéger d'éminents leaders politiques que tous savaient menacés?
N'y aurait-il pas, encore, comme une révoltante indécence dans les mots d'ordre et slogans scandés au cours de ces deux samedis successifs ainsi que dans les interventions qui y furent prononcées?
Lotfi Zitoun, mécontent de voir plus d'un million de concitoyens suivre le cortège funèbre de notre martyr, ne nous a-t-il pas menacés d'une guerre civile si l'on discutait la légitimité de son parti et la légitimité de son gouvernement?
De son côté, M. Ghannouchi n'a-t-il pas publiquement avoué que son parti n'a pas l'intention de quitter de sitôt le pouvoir? Ne s'est-il pas mis dans le rôle de la victime et n'a-t-il pas dénoncé tous les complots dont Ennahdha aurait été l'objet et dont le plus grave serait celui d'appeler à la formation d'un gouvernement de technocrates? À l'entendre encore, le parti conservateur religieux serait la «colonne vertébrale du pays», ce qui revient à dire, poursuit-il sérieusement, qu'attaquer Ennahdha, serait porter atteinte à la Tunisie et à la révolution.
Un ministre n'a-t-il pas déclaré, d'ailleurs, qu'il poursuivrait en justice tous ceux qui contesteraient la légitimité du gouvernement en appelant à la formation d'une équipe ministérielle apolitique? Et la liberté d'expression chèrement conquise un certain 14 janvier, qu'en faites-vous, M. le ministre? Quelle indécence encore!
La panique des dirigeants d'Ennahdha
Mais tous ces discours si peu consensuels, provocateurs même, ne dénotent-ils pas la panique des dirigeants d'Ennahdha de se voir honnis et rejetés par de larges franges du peuple ? Quelle indécence, alors, que d'avoir pour seul programme politique celui de pérenniser une légitimité mise à mal par les foules en colère et contestatrices!
Quelle indécence, encore, que de s'accrocher à une légitimité que l'on cherche à faire prévaloir sur l'engagement moral de finir la rédaction de la constitution au bout d'un an!
Quelle indécence, enfin, que de ne se préoccuper que d'intérêts partisans pour lesquels on sacrifie allègrement ceux de la nation!
Manifestation d'Ennahdha et de ses alliés, le 16 février, à Tunis.
Ciel, quand nous débarrasseras-tu, enfin, de ces vautours qui se sont abattus sur nous «comme un vol de gerfauts hors du charnier natal»?
À défaut d'une aide céleste, comptons sur le peuple qui se libérera bientôt lui-même, car, comme l'écrit si bien Mouloud Mammeri: «Il n'est que la mort dont on ne s'éveille pas.»
* Universitaire.