Ghannouchi Ennahdha

La Tunisie qui, il y a deux ans, a fait trembler toute la planète, retient aujourd'hui son souffle et attend que Rached Ghannouchi, un septuagénaire rusé et fourbe, et son parti Ennahdha lâche un mot, un nom, une phrase.

Par Moncef Dhambri

Depuis deux ou trois jours, le temps a suspendu son vol en Tunisie. Les temps économique, politique, social, culturel n'ont plus eu raison d'être dans notre pays. Ennahdha en a voulu ainsi. Faisant fi de tous les codes, ignorant toutes nos impatiences et toutes les urgences, son Conseil de la Choura a décrété que les 11 millions de Tunisiens – et leurs amis étrangers: gouvernements, chancelleries, organisations internationales, touristes et investisseurs – devront attendre avant de connaître le nom du successeur de Hamadi Jébali et de savoir enfin «à quelle sauce ils seront mangés» durant les huit ou neuf mois prochains. Les quelque cinquante membres de cette instance des Islamo-démocrates se hâtent donc lentement pour choisir l'homme qui dirigera les affaires du pays jusqu'aux prochaines élections.

Le destin confisqué ou le troc «RCD-Ennahdha»

Montplaisir, le QG nahdhaoui, est devenu ainsi le nombril du monde, le point où toutes les attentions convergent, où l'avenir de la Tunisie se fait et se défait et où, concrètement, pour les derniers d'entre nous qui avaient encore quelques petits doutes, la Révolution du 14 janvier 2011 a été prise en otage.

C'est bien de cela qu'il s'agit aujourd'hui: un vote, un jour, le 23 octobre 2011, et le rapt de la Révolution a eu lieu. Le destin de toute la Tunisie est bel et bien confisqué par ce Conseil de la Choura et, plus précisément, sans que cela ne se dise trop parmi les Nahdhaouis eux-mêmes, par le Grand Marionnettiste, Rached Ghannouchi. Lui que l'Histoire a oublié pendant de nombreuses années, lui qui, à mon humble avis, a tout désappris de son pays et ne semble pas chercher à mieux le reconnaître ou le comprendre, est donc aux commandes du navire Tunisie qui prend l'eau de tous les côtés.

Hamadi Jebali jette l'éponge.

Hamadi Jebali jette l'éponge.

Tout çà pour çà! La folle joie de s'être débarrassé de Ben Ali, l'euphorie de la liberté, les rêves de démocratie, la dignité retrouvée, le développement et le progrès à portée de main, tout cela et bien d'autres choses volent aujourd'hui en éclats sous nos yeux, parce qu'une petite quarantaine pour cent d'électeurs ont choisi le bulletin nahdhaoui.

Les JT, les éditions spéciales et bulletins d'information tunisiens et étrangers n'ont d'yeux ou d'oreilles que pour ce que le conclave de Montplaisir veuille bien nous dire.

Personne, il y a deux ans, ne pouvait imaginer que l'on puisse être berné de cette manière, que l'on puisse perdre autant dans le troc «RCD-Ennahdha».

Oui, c'est à cela que ça se résume la situation actuelle: une dictature a remplacé une autre; notre impuissance a remplacé notre répression sous l'ancien régime; une usurpation a pris la place de l'ancienne kleptocratie. Nos griefs, nos souffrances et désespoirs sont les mêmes: seule la tyrannie a changé d'habit.

Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Nous assistons en simples spectateurs désemparés et dépassés par les évènements et les non-évènements. Nous attendons, comme hypnotisés, le verdict de la délivrance que prononcera le Majlis. Le chapeau du magicien Ghannouchi nous sortira un nom qui sera soumis au président (provisoire) Moncef Marzouki qui n'aura aucun autre choix que celui de donner son aval. La suite est connue de tous: Ali Lârayedh, Noureddine B'hiri, Mohamed Ben Salem ou une autre «compétence» nahdhaouie aura la charge de former une nouvelle équipe, de concocter un semblant de feuille de route et de reprendre là où Hamadi Jebali a laissé le pays, à savoir au plus profond du gouffre.

Mauvais départ, mauvaise arrivée...

Ghannouchi, le regard fuyant, le tempérament magouilleur et manipulateur.

Ghannouchi, le regard fuyant, le tempérament magouilleur et manipulateur.

Bref, comme si, pendant les seize derniers mois, rien ne s'était passé. Comme si toutes les catastrophes que notre pays a connues n'ont jamais eu lieu: une économie exsangue, une société divisée et irréconciliable avec elle-même et ses rêves, une pratique démocratique qui est toujours au starting-block, des amis qui nous tournent de plus en plus le dos. Comme si toutes les pertes encourues sous un premier gouvernement nahdhaoui pouvaient être réparées ou oubliées. Comme si les prolongations peuvent rattraper les gâchis de tout un match.

Un faux départ reste un faux départ. Un faux départ implique inévitablement une mauvaise arrivée.

Je persiste et signe. La mauvaise arrivée sera donc une Ennahdha qui, le jour des prochaines élections venu, aura eu tout le temps de sauver ses meubles et de se présenter sous les meilleures conditions. Elle a déjà pris toutes les précautions et mesures nécessaires: elle a laminé ses associés (Congrès pour la République et Ettakatol), usé les oppositions et placé ses hommes et ses femmes aux postes stratégiques qui pourront déterminer l'issue du prochain scrutin. Il ne lui reste plus que quelques petits détails qu'elle saura régler dans les huit ou neuf mois à venir.

Oui, c'est cela la magie nahdhaouie. C'est cela la sorcellerie de Rached Ghannouchi: cette potion de la diversion qui attire l'attention vers le futile, l'accessoire et l'inutile, et la détourne de l'essentiel et l'indispensable.

C'est cela le pouvoir dangereux du gourou nahdhaoui: notre tout petit pays qui, il y a deux ans, a fait trembler toute la planète retient aujourd'hui son souffle et attend que ce septuagénaire lâche un mot, un nom, une phrase.

Triste parcours. Triste destin.

Je n'en démordrai pas: j'ai toutes les raisons du monde de m'opposer à Ennahdha et à ses supercheries. Et s'il ne me restait que les mots, je construirais des phrases assassines pour mitrailler son projet. Et s'il ne me restait qu'une seule idée, dans ce combat, elle sera toujours moderniste, progressiste et féministe.

Une chose est sûre: je ne serai jamais seul...