L'identité nationale ne se décrète pas. Elle est encore moins l'œuvre accomplie d'une volonté politique. Il est inadmissible que l'expression identitaire résume les enjeux de la classe politique et serve d'alibi pour leurs campagnes électorales.
Par Emna Menif*
Sans être politiquement encadré, le soulèvement que la Tunisie a connu en décembre 2010 s'est transcendé en une revendication démocratique par la convergence de l'insurrection populaire et du ras-le-bol des élites économiques et intellectuelles. Cependant, la révolution a révélé un corps sociétal traversé de fissures et de contradictions.
«Nous sommes tous Tunisiens arabo-musulmans»
Alors que la période qui a précédé les élections du 23 octobre 2011 s'est focalisée sur la question identitaire, des voix ont répété que le débat identitaire était déjà résolu et clos, et que la question du nationalisme était d'arrière garde: «Nous sommes tous Tunisiens arabo-musulmans».
Il est, pourtant, légitime de penser que les moteurs du développement et du progrès et l'inclination à l'ouverture et à l'intégration dans des espaces géopolitiques plus étendus sont déterminés par l'affirmation du soi individuel et national, dans ses accumulations historiques, patrimoniales et culturelles sans les figer dans l'immobilisme d'un passéisme nostalgique. Les identités ne sont meurtrières, pour reprendre le titre de l'ouvrage de Amine Maâlouf, que lorsqu'elles sont dogmatiques, statiques et exclusives.
Nombreux étaient ceux qui ont salué l'exception tunisienne depuis son indépendance et ses acquis modernistes, illustrés par le Code du statut personnel et la situation exceptionnelle de la femme dans le monde arabe et musulman, la généralisation de l'accès à la santé et à l'éducation, le développement de l'infrastructure, les réussites économiques... sans parler de ceux qui ont encensé le régime déchu. Après tout, l'autoritarisme décrié par quelques uns n'était rien au vu de son rôle stratégique et efficace, croyait-on, dans la lutte contre le terrorisme islamiste qui menaçait le Monde libre, surtout après le 11 septembre 2001.
Une inquiétude sur le sort des droits de la femme tunisienne sous le règne du mouvement Ennahdha.
Sans s'attarder sur la fragilité économique, enfin apparue au grand jour, on est en droit de s'interroger sur la Tunisie moderne et progressiste. Connait-on ces «autres» Tunisie, la Tunisie des ceintures péri-urbaines des grandes villes et des villes de petite taille et de l'intérieur du pays, la Tunisie rurale et celle des régions frontalières, la Tunisie tribale et celle des minorités?
Des «Tunisie» s'affrontent à la recherche d'un dénominateur identitaire commun
Le moderniste Bourguiba a voulu édifié un Etat-nation et émanciper son peuple au sortir de la colonisation. Son projet a été mené d'autorité et dans un déni des composantes de la société tunisienne et des identités qui la constituent.
À l'instar de nombreuses sociétés traditionnelles, la société tunisienne était organisée autour des structures familiale, et, clanique et tribale, fortement renforcées par le système maraboutique. La société civile était partagée entre organisations religieuses, que le soufisme et les différentes écoles mystiques incarnaient et qui transcendaient les divisions claniques et tribales, et organisations séculières, émanation d'une modernité balbutiante, portées par les organisations syndicales et les partis politiques. La Tunisie était une mosaïque ethnique et communautaire polychrome.
Appréhendées comme une menace au contrôle du territoire par le pouvoir central, un contre-pouvoir et un obstacle à la nouvelle construction nationale, les institutions religieuses, sous toutes leurs formes, autant que les institutions civiles et sociales séculières, ont été marginalisées ou mises au pas par le parti unique, lorsqu'elles n'ont pas été combattues d'une main de fer. Les minorités ethniques et religieuses ont été étouffées dans leur expression culturelle. Le tout légitimé par la frénésie de l'édification de l'État moderne, aspiration suprême au lendemain de la libération. Ce choix sociétal, conjugué à la pensée unique et à l'autoritarisme de plus en plus affirmé du régime, ont barré la route à tous débats de société et ont laissé en suspens la construction d'une authentique nation rassemblée autour d'un projet assimilé et assumé.
Le successeur de Bourguiba a manipulé les clivages et les conflits latents de groupes aux intérêts divergents, lorsqu'ils ne sont pas contradictoires, pour asseoir son contrôle absolu sur le pays, maniant clientélisme et répression pour étouffer toutes revendications qu'elles soient identitaires, sociales ou politiques.
Des «Tunisie» s'affrontent aujourd'hui à la recherche d'un dénominateur identitaire commun, synthèse entre, d'une part, organisations claniques et tribales fortement influentes dans de vastes régions du pays et conceptions étatiques modernes dominantes dans les grandes villes du littoral et, d'autre part, conservatisme nuancé selon les milieux et modernité tout aussi nuancée propre à certaines élites.
Les rêves d'État-nation et d'unité nationale ont fait les frais de l'uniformisation forcée du peuple tunisien, au mépris de ses références patrimoniales et identitaires et de ses particularismes régionaux.
La pluralité est devenue division et la diversité différends
Les courants islamo-wahhabites ont, momentanément, résolu l'équation, par le biais d'une autre uniformisation, dans l'identité arabo-musulmane, renforcée par le sentiment d'humiliation et d'injustice partagé par les peuples arabo-musulmans écrasés par le conflit israélo-palestinien et mis à l'index au lendemains des attentats du 11 septembre 2001 et tout au long de la décennie qui a suivi. La pluralité est devenue division et la diversité différends.
La Tunisie est menacée par la division entre les démocrates progressistes et les conservateurs islamistes.
Ils ont réussi, par l'instrumentalisation du sacré et à la faveur de la culpabilité collective au regard de leur longue répression, à créer une nouvelle forme d'unité autour de la ferveur religieuse et la stigmatisation d'un nouvel ennemi imaginaire qui menacerait l'identité religieuse du peuple. Ils avaient, à leur avantage, une longueur d'avance sur les progressistes de tous bords, grâce à leur implantation populaire cultivée tout au long des années de clandestinité, renforcée par l'action caritative et le soutien social, facilitée par l'utilisation intempestive des mosquées et autres structures de prosélytisme, ouvrant la voie à l'absolution et à l'illusion d'appartenance rassurante à un «groupe-nation». Les promesses de l'au-delà ont pris le pas sur l'espérance en une vie meilleure, au bien-être en ce bas-monde et au Bonheur terrestre.
La transgression du contrat social et de la loi positive légitimée
Si la majorité des démocrates est attentive à la discorde générée au sein de la société, artificiellement divisée en fidèles et infidèles, elle sous-estime la destruction de l'unité familiale. Des rapports conflictuels et une confrontation violente voient le jour avec parents et fratries, sous-tendus par la tentative d'imposer, de façon autoritaire, un mode de pensée et de vie étranger aux habitudes familiales.
Cette implosion de l'unité structurante originelle de l'individu est plus dangereuse que toute autre tentative d'entame du modèle sociétal. Elle fait le lit d'une violence incontrôlée, souvent inavouée, et sème la graine de confrontations plus violentes et à plus large échelle. Elle justifie la transgression du contrat social à la base de l'État moderne et, par conséquent, la transgression de la loi positive à la base de l'organisation de la société.
De toute évidence, cette réponse, au service d'une idéologie politique dont le dessein, à terme, est l'annihilation des particularismes nationaux et l'accomplissement de l'utopie du califat islamique, est inappropriée.
Un projet sociétal cantonné dans deux passéismes
Cependant, les élites progressistes n'ont pas leur réponse à cette équation. Elles ne l'ont pas posée comme préalable incontournable à tout projet politique viable, audible par les Tunisiens et capable de rassembler dans un élan d'appartenance et d'appropriation.
Elles n'ont pas appréhendé l'émergence d'une autre «culture», en l'absence de valeurs et de repères structurants, une culture dérivative et de dérivatifs. De nouvelles pratiques sociales sont apparues, expression des frustrations conscientes ou inconscientes, de l'ignorance ou de l'inculture, de la pauvreté, de la misère, de l'indigence ou... de besoins humains basiques, élémentaires et vitaux.
Face à la fuite en avant dans un débat strictement politico-politicien et d'une instrumentalisation de tous bords de la question, pourtant fondamentale, du projet sociétal, cantonné dans deux passéismes, celui de la doctrine des Frères musulmans et celui du «Bourguibisme», la société s'est livrée à une construction anarchique de son identité, avec la certitude, qu'à brève échéance, il sera difficile, sinon impossible, d'extraire la gangrène qui en ronge différents segments.
L'identité nationale ne se décrète pas. Elle est encore moins l'œuvre accomplie d'une volonté politique. Il est inadmissible que l'expression identitaire résume les enjeux de la classe politique et serve d'alibi pour leurs campagnes électorales.
Les partis politiques sont l'émanation et l'expression d'une appropriation identitaire et leurs programmes une déclinaison des moyens de son épanouissement et des possibilités de son évolution, ils ne peuvent et ne doivent pas en être les déterminants.
C'est aujourd'hui à la société civile de livrer un décodage anthropologique de la société plurielle à laquelle nous avons abouti. C'est à elle, en toute responsabilité, qu'il revient de mettre en valeur les éléments constitutifs de son identité et d'entamer une réflexion profonde et partagée, capable dans, une déclinaison culturelle, de jeter les bases d'un projet sociétal et d'une identité nationale, synthèse d'une accumulation historique, de brassages, de spécificités et de particularismes individuels, locaux et régionaux, pour enfin se reconnaitre en une nation.
*Militante politique.