Salafistes Tunisie

Depuis qu'il est au pouvoir, Ennahdha use, avec une singulière efficacité, de cette méthode de gouvernance sous l'œil complice (ou naïf) de ses partenaires et à la barbe de ses adversaires politiques.

Par Monia Mouakhar Kallel*

Les voix qui se sont élevées contre la proposition de Hamadi Jebali (le soir-même de son annonce) de constituer un gouvernement de technocrates, et qui y ont vu une nouvelle «mise en scène» nahdaouie, deviennent plus fortes et plus convaincantes après la démission de l'ex-Premier ministre suivie de son entrée théâtrale dans la salle du Conseil de la Choura d'Ennahdha, ses chaleureuses embrassades des membres du parti, et son baiser sur le front du maître Rached Ghannouchi.

Nabil Al Awadi prédicateur wahhabite à Zarzis

Le projet du prédicateur wahhabite koweïtien Nabil Al-Awadi: voiler les petites filles tunisiennes.

Une stratégie de la diversion

On peut contester les (pré)jugements sur les intentions, et les sévères critiques formulées à l'égard de M. Jebali, mais, on ne peut s'empêcher de voir que cette «initiative» a résorbé (ou «absorbé» selon le mot de Jebali lui-même) la colère populaire, et de penser qu'elle cadre parfaitement avec la stratégie de la diversion, aussi vieille que la politique et bien connue des régimes autoritaires.

Déjà au premier siècle de notre ère, un poète latin, disait que, pour gouverner, il fallait donner au peuple du «pain et des jeux». C'est ainsi qu'on l'écarte du jeu politique, et qu'on jouit de la paix sociale.

Depuis qu'il est au pouvoir, Ennahdha use, avec une singulière efficacité, de cette méthode de gouvernance sous l'œil complice (ou naïf) de ses partenaires et à la barbe de ses adversaires politiques.

La méthode est indissociable des faits: ce gouvernement issu d'une révolution à caractère socio-économique a pour projet premier de reconquérir la Tunisie, qui est sortir de l'orbite de l'islam par Bourguiba et les Destouriens, comme l'ont souvent fait savoir les cheikhs wahhabites.

Cet écart entre les causes, devenues «objectifs de la révolution» d'une part, les préoccupations et les réalisations d'autre part, crée une tension qui va crescendo et que les politiques gèrent par les diversions différentes dans la forme et identiques quant à leur fonction.

Les historiens reviendront sur ces diversions qui s'enchaînent, se complètent et s'éclairent mutuellement. Voici quelques remarques sur le plus visible (ou le moins subtil) d'entre elles : le scénario salafiste. Pour construire leur image d'«islamistes modérés» (ce qui présuppose les Tunisiens étaient dans un non-islam ou un sous-islam), les Nahdaouis utilisent les islamistes radicaux et encouragent l'extension du phénomène de la prédication (dans les mosquées, et dans les espaces publics) comme l'a affirmé leur chef lui-même dans la fameuse vidéo fuitée où ils débat avec un groupe de salafistes des meilleurs moyens pour imposer progressivement la chariâ en Tunisie.

L'observation du déroulement des faits révèle une minutieuse orchestration, au niveau du timing déjà: chaque fois que le gouvernement est en difficulté, les extrémistes religieux envahissent la scène médiatique et politique.

Le bal des prédicateurs wahhabites

Grâce à des moyens financiers (dont l'origine n'est plus un secret), les salafistes autochtones font appel à leurs semblables (saoudiens, koweitiens, égyptiens...) : Nabil Al-Awadi, Wajdi Ghanim et tous les autres. Avec ces «télécoranistes» (selon le néologisme de Fethi Ben Slama) que les chaînes satellitaires en transformés en «vedettes», l'impact est immédiat et le divertissement (dans le sens pascalien) garanti.

La programmation se voit dans le rythme des prédicateurs wahhabites accueillis. Et dans leur «qualité» également.

Le style et les thématiques abordées changent en fonction de la situation. Après l'arrogant Wajdi Ghanim, qui avait pour mission de creuser le fossé entre islamistes et laïcs et auquel cheikh Abdelfattah Mourou a confié qu'il faut cibler les «enfants» car «l'actuelle génération est perdue», arrive le koweïtien Nabil Al-Awadi qui a occupé le devant de la scène pendant une bonne quinzaine de jours. Reçu, comme un chef d'Etat, par le directeur du cabinet présidentiel, Imed Daimi, un Nahdhaoui pur jus infiltré dans le Congrès pour la république (CpR), il vient peaufiner et concrétiser les propos de son prédécesseur en encourageant les petites filles à se voiler (il faudrait plutôt dire à se laisser ou se faire voiler).

Le «projet» (comme le présente le cheikh wahhabite), déjà lancé dans d'autres pays islamiques, est baptisé «Nour Yaktamel» (la lumière s'accomplit). Notons la fonction de la métaphore qui établit un lien entre le voile, la plénitude, et la morale. Les «conférences» du «frère» koweïtien, qui se veulent plus savantes que celles de son homologue égyptien, sont focalisées sur l'éloge du premier islam vs l'islam actuel dénaturé par la pensée occidentale. Ce discours s'inscrit dans le processus de la «ré-identification» qui est, selon Fathi Ben Slama, «un mécanisme subjectif redoutable» dans la mesure où il «présuppose que l'autre vous a désidentifié par rapport à votre origine».

Les sciences humaines et sociales ont jeté la lumière sur la nature du rapport entre soi et l'autre qui sont étroitement liés. On construit l'Autre pour se construire, on parle de l'Autre pour pouvoir parler de soi-même: l'homme invente la femme pour affirmer son identité originale et sa supériorité, la droite invente la gauche, le Nord invente le Sud...

Dans cette dialectique qui peut s'étendre à l'infini, l'initiative est habituellement du côté des dominants. Or, l'observation de la scène politique révèle un tout autre jeu. Pour s'inventer, nos «dirigeants» islamistes font appel à des islamistes radicaux venus d'ailleurs, quitte à exposer les jeunes aux dangereuses théories jihadistes et à éreinter le tissu social en déconstruisant sa culture, sa mémoire et la voix de ses ancêtres qui ont répondu, depuis plus d'un siècle, aux propositions des wahhabites par un «non» catégorique et définitif.

En Tunisie les salafistes sont un leurre

Pour construire leur image d'«islamistes modérés», les Nahdhaouis mettent en avant les salafistes et autresislamistes radicaux, leurs alter-égos. 

Ben Jaâfar, Marzouki et la dictature islamique «en sursis»

Ce jeu pourrait se comprendre de la part de jeunes en pleine crise identitaire, ou des illuminés qui caressent le rêve d'une «Oumma islamique», un rêve qui, ils le savent bien, passe par la déconstruction de l'Être et de l'Etat tunisiens.

Mais comment le Dr Mustapha Ben Jaâfar, fondateur d'Ettakatol, un parti membre de l'Internationale socialiste, peut-il participer à cette tragique mascarade? Comment le Dr Moncef Marzouki, l'ex-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (Ltdh) et l'auteur des ''Dictateurs en sursis'' peut-il concevoir (et laisser concevoir) de tels scénarios qui menacent l'équilibre social et le devenir de la révolution?

Lorsqu'ils ont scellé leur alliance avec le parti islamiste, les présidents (de la république et de l'Assemblée constituante) ont présenté le même projet et le même argument: ils vont casser la polarité entre les traditionnalistes et les modernistes. Se rendent-ils compte, quinze mois après, que la cassure, ils l'ont crée et creusée? Savent-ils qu'ils trahissent leurs propres principes et qu'ils travaillent la cause de ceux qui veulent «islamiser la démocratie» «plutôt que démocratiser leur conception de l'islam» (Fethi Ben Slama)? Nourris de la pensée des «frères» et dépendants du «logiciel» Rached Ganouchi (selon l'heureuse expression d'un journaliste), les Nahdhaouis agissent conformément à la vieille dialectique aristotélicienne (thèse-antithèse-synthèse), alors que les deux médecins-présidents sont pris dans un binarisme naïf et ses corollaires, les contradictions, revirements, retournements...

Il est trop tôt pour dire si les premiers qui ont le plein pouvoir (ou presque) y arriveront, mais il est sûr que lorsque le peuple démasquera ce jeu, et se relèvera pour réclamer ses droits et les objectifs de «sa» révolution, les seconds se heurteront aux limites de leurs calculs électoralistes...

* Universitaire.