Nos lycéens et étudiants du Harlem Shake sont venus donner un coup de pied dans la fourmilière nahdhaouie. D'autres secousses suivront très probablement, et les moins jeunes emboîteront encore une fois le pas aux jeunes...
Par Moncef Dhambri
Un premier petit coup d'éclat dans un lycée tunisois, un deuxième là-bas... et la suite est connue: le buzz ainsi créé accapare les unes des journaux, faute d'évènement intéressant; et ce qui était au départ une «petite rigolade entre copains» devient un phénomène qui mérite intérêt, car il est insolite, il perturbe, voire inquiète.
Une société tunisienne qui, depuis plus de deux années, n'a jamais cessé de subir les soubresauts et les chocs les plus inattendus se trouve donc, une fois encore, confrontée à cette «folie de jeunesse» à laquelle elle ne trouve aucune explication, et qu'elle craint, donc, de ne pouvoir contrôler.
Un espace de liberté pour la jeunesse
Elle ne la comprendra pas et elle ne la maîtrisera pas, car elle ne s'y est jamais préparée. Il est inutile, à ce point, d'ajouter que ceux qui nous gouvernent aujourd'hui sont les moins équipés (politiquement, culturellement et socialement) pour appréhender pareil happening, car c'est bien de cela qu'il s'agit, une représentation artistique farfelue et imprévue, marquée par l'improvisation.
Qu'est-ce que ces adolescents et ces jeunes nous donnent-ils à voir? Quel message veulent-ils nous faire parvenir? Avons-nous le temps de nous arrêter un court instant pour décoder leurs signaux, pour écouter leurs interrogations?
Une Tunisie joyeuse qui chante et danse...
En apparence, nos lycéens et étudiants n'auraient donc fait que reprendre ce que d'autres adolescents et jeunes à travers le monde ont transformé, depuis quelque temps déjà, en un mode d'expression quasi-ordinaire. Cette danse peut ne pas être du goût des aînés, elle surprend et n'obéit pas à des codes usités, mais elle reste toujours un espace de liberté que la jeunesse a choisi pour elle-même, et qu'elle gardera jalousement coûte que coûte.
Il ne s'agit d'aucune complaisance facile que de rappeler cette vérité première que chaque génération a ses «folies» déconcertantes. Il ne s'agit d'aucun «modernisme» mal placé que de dire que notre jeunesse – et je ne parle pas, ici, de ces jeunes barbus ni de ces niqabées qui ont trouvé refuge dans les wahhabbisme et jihadisme – souffre d'un malaise certain.
Il est toujours facile de s'alarmer, de déplorer, de dénoncer et de recourir même aux grands moyens (ministres et constituants qui s'affolent, forces de sécurité appelées au secours, renforts et grenades lacrymogènes, etc.) pour faire face à «ces pratiques venant d'ailleurs». Il est, par contre, nettement plus difficile de chercher l'explication de ce phénomène, de s'interroger sur ses origines et de trouver l'issue, la saine issue –la bonne solution, lorsque l'attitude de nos jeunes «pose problème».
Il y a indéniablement un problème que l'on ne peut évacuer par des formules aussi expéditives que «ceci ne nous ressemble pas», «c'est un comportement incorrecte, c'est indécent», «c'est du suivisme», etc.
Le phénomène en est à ses premiers balbutiements. Dans peu de temps, il nous livrera ses secrets et il méritera alors une étude plus approfondie. Et, même à ce stade élémentaire, il en dit assez sur notre Révolution, sur ce qu'il en est advenu et sur certaines de nos désillusions, celles de nos jeunes lycéens et étudiants, et également celles des moins jeunes.
Il est, tout d'abord, réaction (adroite ou maladroite, nous n'en jugerons pas, ici) contre une certaine voie empruntée par une autre jeunesse. Une lycéenne d'El Menzah a expliqué, au micro d'El Watania 1, qu'elle s'étonnait de voir un tel affolement des autorités face au Harlem Shake de ses camarades, alors que l'invasion de certaines cours de récréation par des salafistes avec leurs drapeaux noirs n'ait pas suscité un sursaut aussi vif et qu'elle soit passée presqu'inaperçue. Cette même remarque a été relayée par un enseignant et une mère d'élève qui qualifient l'attitude du ministère de l'Education de «tempête dans un verre d'eau».
De fait, avec ses maladresses et ses messages codés ou bien ciblés, cette mode – ce mode d'expression – aurait pu suivre son cours normal: des dizaines, des centaines, ou plus, de vidéos auraient pu nourrir le réseau You Tube, servir à divertir certains de nos jeunes et donner matière à étude aux spécialistes...
Un signe social à ne pas prendre à la légère
Pour ceux que cela intéresse, et qui ne craignent pas de regarder la réalité en face, le Harlem Shake est «un signe social», pour emprunter cette formule à la sémiologie, qu'il ne faut pas prendre à la légère et qu'il ne faut surtout pas se risquer à balayer d'un simple revers de main, car on en oublierait l'origine et ses protagonistes.
Et une Tunisie aigrie qui vocifère et menace...
Qui sont ces derniers? On a l'air de l'avoir vite oublié: les acteurs du Harlem Shake sont de jeunes Tunisiens, les mêmes jeunes ou presque qui nous ont offert sur un plateau la Révolution du 14 janvier 2011, qui ont déboulonné Ben Ali. Ils nous ont permis d'organiser les élections libres et transparentes du 23 octobre 2011 dont nous tirons fierté. Et, depuis ce jour-là, il semble que nos chemins se sont séparés: le peuple, par son vote, a intronisé les Nahdhaouis et leurs associés... et l'on connait la suite. On connait tous les déboires, tous les échecs, toutes les supercheries...
Pourquoi, donc, le Harlem Shake ne serait-il pas un «coup de gueule», un cri de désespoir de notre jeunesse, désabusée, désenchantée qui n'est pas prête de gober les couleuvres des adultes qui se pressent lentement à rédiger une constitution, qui s'agrippent aux fauteuils du pouvoir, qui ont échoué sur tous les plans et qui n'ont rien compris de ce que la révolution veut dire?
D'autres le diront sans doute mieux que moi, mais je suis à peu près certain que nos lycéens et étudiants du Harlem Shake sont venus donner un coup de pied dans la fourmilière nahdhaouie. D'autres secousses suivront très probablement, et les moins jeunes emboîteront encore une fois le pas aux jeunes...
Je n'ai rien contre Ennahdha. Tout simplement, son «islamo-démocratie» et le puritanisme de ses enfants salafistes ne dégagent aucun humour et ils n'inspireront jamais les optimisme, gaité et joie de vivre dont nous avons tous besoin.