Des usurpateurs venus d'ailleurs ont volé aux Tunisiens la joie de la liberté retrouvée, jusqu'à ce que surgissent des jeunes lycéennes et lycéens pris(es) de fou-rire libérateur, armés(ées) de l'audace et la fougue qui sied à leur âge.
Par Rashid Sherif*
«J'avais vingt ans. Je ne laisserai à personne dire que c'est le plus bel âge de la vie», écrivait Paul Nizan dans ''Aden-Arabie''.
Voici des mots très fort, toujours actuels, de révolte si belle et de revendication légitime. Nizan disait aussi à son camarade Sartre, «les vieux nous volent... ». Nizan est parmi nous par-delà les époques et les différences culturelles.
Des lendemains silencieux et discordants
Deux ans passés déjà depuis la geste de tout un peuple debout, insurgé contre des décades d'oppression. En première ligne de la révolte furent les damnés de cette terre pourtant accueillante et prospère n'eussent été les voleurs et les usurpateurs.
Ce furent d'abord les mineurs du phosphate de père en fils qui lancèrent le cri de la bataille finale, relayés par d'autres damnés éparpillés du sud au nord en passant par l'ouest qui firent jaillir l'espoir du fond de leur misère, femmes, hommes.
C'est ainsi que le mouvement populaire et pacifique avait réussi à chasser un militaire opportuniste ivre de pouvoir soutenu à bout de bras par des puissances étrangères. Prenant le relais d'un tyran décrépi au petit pied et sa machine infernale, il avait récupéré les vieux de la vieille et les marginaux travestis en milice sanguinaire. Et voici, à la grande stupeur générale, de nouveaux usurpateurs assoiffés de notre sang pour accaparer le pouvoir du peuple à la suite d'un vote innocent en faveur d'une Assemblée constituante pour rédiger un nouveau contrat social, une constitution à la mesure des espoirs de l'insurrection populaire pacifique.
Les lendemains ont donc déchanté. Pourtant, la victoire rêvée de tout un peuple émerveillé par un émouvant élan fraternel, par la soudaineté même de son triomphe, un peuple UNI comme par miracle, avait besoin de vivre et partager sa fête, sa geste héroïque, son dévouement à une cause somme toute universelle: «Travail, liberté, dignité nationale».
Une minorité agissante surgie des ténèbres
En Tunisie, le Harlem Shake séduit les jeunes, mais énerve les islamistes.
Au lieu du chant attendu, les lendemains ont été silencieux sinon discordants. Des gens imprévus venus du fond des âges ou de contrées inconnues ont fait irruption dans ce paysage harmonieux. Par leur apparence incongrue, leur langage véhément, leur arrogance, leur brutalité, leurs bannières et leur drapeau lugubre, ils cherchaient à intimider un peuple victorieux et pourtant humble, confisquer tout à la fois sa fête et sa détermination d'aller de l'avant pour ancrer sa liberté enfin conquise à la suite de luttes infinies de génération en génération.
Cette minorité agissante surgie des ténèbres n'a eu de cesse, jour après jour, de dévier le cours du processus libérateur, de distraire la population par d'innombrables provocations, des offenses verbales suivies d'actes violents pour semer la panique, la désillusion, la démobilisation, pour obliger un peuple enfin debout à recourber l'échine sous la menace terroriste et suicidaire: «Nous ou le chaos». Le tout sous l'œil complaisant du maître de céans.
Ces envahisseurs de notre territoire, comme au temps du VIIe siècle, sous le prétexte grotesque et fallacieux de nous convertir à une meilleure pratique religieuse auraient prêté à rire n'eût été leur lâcheté de joindre le geste criminel à la menace ouverte au grand jour. C'est ainsi qu'un peuple entier a subi en une minute fatidique l'horreur d'un tsunami cruel par la décision démoniaque d'un passage à l'acte criminel et signé: l'assassinat politique de Chokri Belaid.
Vieux revanchards et jeunes marginaux aveuglés
Les salafistes tunisiens n'aiment pas la joie de vivre de leurs concitoyens.
Ainsi, les jeux sont faits. Désormais, par la date du 6 février rien ne sera plus jamais comme avant. Une ligne nette sépare un peuple qui aspire à la dignité après avoir arraché sa liberté, loin d'une minorité agissante qui brandit l'arme blanche et l'arme à feu, vieux revanchards et jeunes marginaux aveuglés, avec en prime une milice récupérée des régimes anciens encore moribonds, faite d'un amalgame d'illuminés psychopathes, de mercenaires et tueurs à gage.
Nizan avait bien raison. Ce ne fut pas le plus bel âge pour ceux qui ont vieilli, certains dans l'indignité ou l'exil (intérieur ou ailleurs), ou encore la lutte et parfois le martyr. Tant de générations perdues, sacrifiées à l'autel des intérêts de puissances étrangères soutenues in situ par des roitelets vendus. Aujourd'hui les nouveaux venus, issus d'une obscure mouvance lointaine, usurpateurs des fruits de l'insurrection populaire ont fait l'objet de tractations coupables. Ils ont bien offert des gages et des courbettes bien bas, allégeance à l'Ouest dominateur et à l'Est arabique sous-traitant avant d'obtenir un passeport en bonne et due forme, octroyé avec mention de parti «modéré». Seulement, leur soif de pouvoir et leur méconnaissance de la culture et des traditions plusieurs fois millénaires de cette terre, leur impatience à soumettre un peuple qu'ils méprisent sous l'étiquette de «mécréant», aggravée par leur ignorance et leur brutalité, les ont vite poussés au passage à l'acte criminel. Ce faisant, ils se sont eux-mêmes condamnés à l'isolement, assimilés au régime honni agonisant, dénoncés, décriés à plein poumon dans les rues par une population flouée, conspués en particulier par les femmes et les jeunes de la noble geste insurrectionnelle que les tenants du pouvoir temporaire s'efforcent à invisibiliser et à marginaliser, en vain.
Harlem Shake à l'école des Pères Blancs de Tunis.
La fête populaire frustrée, remise, la violence criminelle de mise, voilà bien une situation imprévue et pourtant un fait de l'histoire des peuples passés et présents en lutte pour leur libération. La fuite précipitée du dictateur n'a pas été suivie de la chute de son régime quoique lézardé. Une conjuration entre forces réactionnaires convergentes de l'intérieur et de l'extérieur cherche à recoller les morceaux par la restauration des instruments de terreur du pouvoir oppresseur. Il est vrai que nous ne vivons pas en autarcie, que ce peuple debout a donné le «mauvais» exemple en sonnant le glas aux autocraties régionales, continentales et moyenâgeuses orientales. Aussi, de part et d'autre, l'on se presse pour étouffer la flamme qui a pour nom: l'Espoir !
Une génération nouvelle qui refuse de courber l'échine
Tout à coup, dans l'ambiance morose, de jeunes lycéens(nes) ont fait la une des journaux. Ils semblent refuser que ce ne soit pas le plus bel âge de la vie. Sans espace propre, étouffés sous un ciel bas et le poids des adultes transis de peur des lendemains, encore sous le choc de l'assassinat politique jusque-là inconnu dans le pays, parents tiraillés par leur bourse qui fond comme neige, ces jeunes ont soudain déchiré la maille qui enserre leurs épaules par un grand éclat, une danse frénétique à la manière d'une caricature, geste irrévérencieux libérateur d'une génération nouvelle qui refuse de courber l'échine, qui fait bon ménage avec son corps et toise les usurpateurs et les yeux de poisson mort de vieux défaitistes : une sorte de légèreté de l'Etre, une manière de renouer avec l'esprit de révolte des jeunes insurgés avec leur danse, leur rire et leur chant. Ils projettent ainsi l'image des précurseurs d'un monde où la fête est salutaire, ils augurent d'un avenir où l'espoir est permis tel un souffle vital qui amplifie le quotidien d'une coloration et une saveur uniques, qui unit les énergies vers un horizon qui s'éloigne à mesure pour mieux permettre d'avancer ensemble, comme le chante si bien Machado : «Caminante, no hay camino, se hace camino al andar!» [Marcheur, point de sentier (tracé), il s'ouvre à la marche !]
Des salafistes s'attaquent à des étudiants dansant le Harlem Shake à l'Université libre de Carthage.
Nous nous côtoyons dans un amalgame bizarre entre vieux revanchards assoiffés de pouvoir, leur cohorte de psychopathes et autres «Tonton-macoutes»; entre gens honorables mais vite essoufflés, certains dépressifs réactionnels mais aussi des mères-courage et des personnes à la recherche permanente d'un sens par une vie entière consacrée à la lutte. Et voici donc que surgissent à la lumière du printemps ces jeunes lycéennes et lycéens pris(es) de fou-rire libérateur, armés(ées) de l'audace et la fougue qui sied à leur âge: leur irrévérence esquissée par un pas de danse en grappe joyeuse cherche à secouer les léthargiques; elle clame haut et fort que les intrus violents ne les intimident pas de leur dance macabre.
Au passage, ces jeunes nous rappellent à l'ordre, à nos obligations de constance, congruence et conséquence pour sauver la Patrie en danger selon l'ultime message fort de Chokri, héros et martyr.
Jeunes sans peur ou la graine qui jamais ne meurt !
* Psychiatre systémicien.