Une diplomatie à trois ou quatre tête, qui oublie qu'elle est intérimaire, passe à côté de l'essentiel et s'emporte «au quart de tour», ne peut que cueillir les déconvenues et entamer sa crédibilité et le préjugé favorable de la révolution du 14 janvier 2011.
Par Moncef Dhambri
La diplomatie est un art, une affaire de tact et de flair, une science, un savoir-faire, un savoir-vivre, des connaissances certaines, de brillantes idées et de nombreux moyens matériels et humains qu'un pays et ses dirigeants possèdent ou ne possèdent pas. Et je m'empresse de d'ajouter qu'Ennahdha et ses associés de la Troïka n'ont rien de tous ces éléments essentiels et qu'il en est, malheureusement, ainsi pour plusieurs raisons, dont notamment la structure mentale, le tempérament et la culture de ces hommes qui nous gouvernent depuis une bonne quinzaine de mois.
Les inoubliables standing-ovations... oubliées
Au bout de plus deux années de révolution, il nous semble possible d'établir un bilan de la diplomatie de notre pays, de faire une évaluation de ce que la Tunisie, sous la direction de la Troïka, a pu réaliser ou tenter de réaliser, ce qu'elle a réussi ou raté.
Nous savons également que la diplomatie est l'art de la discrétion, une gymnastique qui se pratique dans les coulisses des chancelleries et une acrobatie faite de petits pas, de très peu de mots, de subtiles nuances et de non-dits.
Evidemment, dans pareil contexte, l'analyste se résout assez souvent à l'interprétation de menus indices, à la lecture entre les lignes, voire l'extrapolation.
Au départ, le 14 janvier 2011, et par la suite, au lendemain des élections du 23 octobre 2011, la Tunisie disposait d'un héritage diplomatique bourguibien plus ou moins intact et de la manne révolutionnaire divine. Autant dire qu'il s'agissait d'un riche capital inusable.
L'émir du Qatar chez Moncef Marzouki: une diplomatie de sous-traitance.
Le legs bourguibien était perfectible, moyennant quelques rectifications mineures et quelques clarifications de ses fondamentaux. La manne révolutionnaire, elle, pouvait tout simplement ramasser à la pelle les dividendes abondants de notre inattendu 14 janvier: la Révolution du jasmin, porteuse du Printemps arabe, s'est vite attiré la sympathie et le soutien du monde entier pour devenir le plus intéressant laboratoire à idées du 21e siècle.
Rien, ni personne, ne pouvait priver notre pays de cette chance inouïe d'imprimer son sceau sur la scène internationale.
Rien, ni personne, ne pouvait «se mettre au travers de la route» de notre ascension historique et de notre émergence démocratique.
Aux quatre coins du monde, pour des raisons diverses, les premiers pas de notre révolution ont été accueillis par d'inoubliables standing ovations, par l'expression de regrets (sincères ou pas, peu importe) de n'avoir pas su dire «non» à Ben Ali ou de l'avoir soutenu, et par la générosité et le soutien moral et financier que méritent les braves. L'on accourrait de toutes parts pour rendre hommage à notre miracle révolutionnaire, pour tenter de comprendre le sens de nos «Dégage!» et «Game Over!», et «pour apprendre la leçon» tunisienne, selon la formule de l'ancienne secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton...
De fait, en ces temps de «fin des idéologies» et de confusion des référentiels, des idées et des idéaux, notre «petite» Tunisie aurait ouvert de nouvelles voies dans lesquelles le monde pouvait s'engager.
Que nous reste-t-il donc aujourd'hui de ce trésor abondant? Notre diplomatie révolutionnaire, laissée au soin des Nahdhaouis et leurs associés, qu'en a-t-elle fait? En a-t-elle fait bon usage? L'a-t-elle rentabilisé ? Ou, au contraire, l'a-t-elle dilapidé, épuisé et perdu à jamais?
Pour emprunter la voie la plus courte et la plus directe, nous dirons que l'incompétence, la maladresse, l'inconscience et immaturité de nos diplomates de la Troïka ont commis les erreurs les plus irréparables, les faux-pas les plus irrattrapables et récolté les «boulettes» les plus inimaginables, les unes après les autres.
Improvisations et ratages de tous genres
Tout d'abord, leur inexpérience en matière de politique étrangère s'est traduite par cette division ou partage de la prise de décision ou prise de position entre trois, quatre ou cinq: le locataire de Carthage, le Premier ministre provisoire, le ministre des Affaires étrangères sortant Rafik Abessalem, le chef d'Ettakatol et même le gourou de Montplaisir, tous avaient leur mot à dire. Tous ont mis, couche sur couche, leurs gaucheries à contribution pour un produit final décevant et affligeant.
Rafik Abdessalem et Hillary Clinton à Washington: faux-pas irrattrapables et «boulettes» inimaginables.
Une diplomatie tri- ou quadri-céphale qui oubliait qu'elle était intérimaire, qui ne voyait pas l'essentiel ou lui tournait le dos pour s'emporter «au quart de tour», ne pouvait cueillir que des déconvenues et entamer, à chaque fois, son crédit, sa crédibilité et le préjugé favorable dont la Révolution du 14 janvier 2011 bénéficiait au départ.
A plusieurs reprises, nos diplomates novices se sont crus obligés de porter le fanion de certaines causes pour lesquelles mêmes les grandes nations de ce monde ont souhaité s'accorder plus de temps et de réflexion. Par populisme, naïveté et, certainement aussi, par manque d'expérience, ils ont cru bon se placer au devant de la scène, bousculer la bienséance et faire fi à maintes reprises des intérêts du pays. Chacune des têtes «pensantes» de notre politique étrangère improvisait au jour le jour et collectionnait ainsi les ratages les plus honteux.
Par exemple, par souci d'exportation de notre révolution et pour épater une certaine galerie, nous avons vu Moncef Marzouki, président provisoire de la république, et le ministre des Affaires étrangères sortant remuer ciel et terre pour être parmi les premiers «amis du peuple syrien». Leur enthousiasme et leur euphorie ont pu susciter un certain intérêt, au début, pour vite tomber dans l'oubli et l'indifférence... Des conférences internationales se tiendront sur cette question, en leur absence, ou en leur «présence absente»... Et le sort de nos concitoyens résidant en Syrie était passé au second plan.
Sur les terrains proches, africain, proche-oriental ou méditerranéen, nos diplomates ont brillé par les petites idées que leurs homologues n'écoutent que par politesse ou par respect pour le peuple tunisien. En Europe voisine, l'on ne nous réserve plus que tact et protocole. Aux réunions onusiennes, nos participations pouvaient passer inaperçues.
Et, petit-à-petit, notre pays, qui est devenu sous la direction de la Troïka «exportateur de jihadistes» et importateur de wahhabisme, a attiré de moins en moins de sympathie et de soutien, il a froissé certaines de nos fraternités et perdu quelques unes de nos amitiés.
Bref, en une si courte période de temps, la somme totale de notre politique étrangère a été une maigre, très maigre, moisson.
Peut-on encore rattraper le temps perdu?
Banques nationales et institutions financières internationales révisent leur générosité à la baisse, suspendent leurs promesses en attendant «de pouvoir voir mieux», prétextent leurs propres difficultés économiques et expliquent que la restitution des biens spoliés par l'ancien régime est une opération très délicate qui nécessite beaucoup de patience.
Les investisseurs étrangers, apeurés, sauvent ce qu'ils peuvent et plient bagages, car la Tunisie n'offre plus la sécurité nécessaire à leurs affaires.
L'innocence des touristes se laisse prendre et décide, malgré les incertitudes, de refaire confiance à l'hospitalité et l'ouverture tunisiennes. Cependant, à chaque fois, une surprise désagréable vient contrarier cette bonne volonté: pêle-mêle, une ambassade des Etats-Unis saccagée, Chokri Belaïd assassiné, un drapeau français brûlé sur l'avenu Habib Bourguiba, une députée nahdhaouie, Sonia Toumia, qui exige des «exquises» du ministre français de l'Intérieur, etc.
Que de temps et de terrain perdus! Que de manque à gagner!
Hollande reçoit Marzouki à l'Elysée: sous le masque souriant, une mésentente cordiale.
Un jour, le 23 octobre 2011, a suffi pour se transformer en un destin, une descente, une chute libre que le gouvernement Lârayedh est, en toute honnêteté, mal placé pour arrêter.
Il faut espérer que les prochaines élections, dans sept ou huit mois, redistribueront les cartes, qu'elles mettront sur la touche les Nahdhaouis, le Congrès pour république et Ettakatol et donneront une chance nouvelle à «la véritable Tunisie», celle du vrai juste milieu, moderniste, progressiste et ouverte, de s'exprimer et de pouvoir recoller les morceaux...
Ce jour-là, nos diplomates parleront le bon arabe de notre région et ils maîtriseront le français et l'anglais à la perfection.
Ce jour-là aussi, les chefs d'Etat frères et amis et autres les grandes personnalités du monde n'ajourneront plus ou n'annuleront plus leurs visites en Tunisie. Ce jour-là, nous retrouverons notre pays.