Elire des gens «qui craignent Dieu» ne nous a pas servi... La Révolution du 14 janvier a besoin de compétences, d'intelligences, d'un minimum de savoir-faire et d'un certain savoir-vivre que les Nahdhaouis ne possèdent pas.
Par Moncef Dhambri
«Ils ont voté. Ils ont voté/Comme on prend un barbiturique/Et ils ont mis la République au fond d'un vase à reposer/Les experts ont analysé/Ce qu'il y avait au fond du vase. Il n'y avait rien qu'un peu de vase», écrivait Léo Ferré dans ''Words...words...words''.
La semaine dernière, l'on a voulu nous faire croire qu'une page malheureuse de la Révolution du 14 janvier a été tournée et que le pays, sous la direction d'une Troïka recomposée qui s'est adjointe les services de quelques personnalités indépendantes à la tête des ministères de souveraineté, va retrouver croissance, sécurité, cohésion et stabilité. La quinzaine de mois sous le gouvernement Jebali, et ce que ce mandat a impliqué comme échecs, temps et énergies perdus, tromperies, douloureuses expériences, désillusions, craintes et morts d'hommes, nous autorise à avoir de très sérieux doutes, à lire entre les lignes des vœux pieux du nouveau chef du gouvernement Ali Lârayedh et à refuser d'accorder à sa personne et à son équipe un chèque en blanc.
Atypiques, asociaux et pathologiques
Nous ne faisions pas confiance aux Nahdhaouis, ni avant et ni au lendemain du 23 octobre 2011. Aujourd'hui, rien, absolument rien, dans ce qu'ils prétendent vouloir entreprendre ne nous rassure. Ce refus de notre part de les écouter ou les croire, cet entêtement obsessionnel à ne pas accepter de leur tendre la main ou à cautionner leur deuxième mi-temps au pouvoir et notre scepticisme quant à leurs intentions sont tout simplement une question de clairvoyance et de compréhension de ce qu'ils sont en train d'ourdir.
Les raisons de notre anti-nahdhaouisme «primaire» sont si abondantes qu'il y aurait matière à rédiger des thèses entières. Nous n'en énumérons, ici, que quelques unes, les plus évidentes, les plus flagrantes et celles sur lesquelles la majorité des observateurs s'accordent.
Une Troïka recomposée s'est adjointe les services de quelques personnalités indépendantes à la tête des ministères de souveraineté.
Tout d'abord, il y a cette structure psychique nahdhaouie, une séquelle d'un demi-siècle de répression et d'exclusion, qui pose un sérieux problème. L'oppression et toutes les mises à l'écart dont ils ont souffert en ont fait des femmes et des hommes aigris, cassants, autoritaires, arrogants, atypiques, voire asociaux. Nous n'inventons rien et la psychanalyse expliquera cette pathologie mieux que nous: l'exil, l'emprisonnement, l'isolement cellulaire, le cachot disciplinaire et toutes les autres formes de rejet et de réclusion qu'ils ont subies ont sans aucun doute engendré chez eux des troubles dont ils ne se libéreront pas de sitôt.
Les retrouvailles inattendues du 14 janvier ne pouvaient rien changer, ou peu de choses, à ces dérèglements. Leur victoire «inespérée» aux élections du 23 octobre 2011 les a convaincus que «le gâteau révolutionnaire» était une récompense divine, qu'il était le leur tout entier et qu'ils ne devront jamais partager cette manne céleste.
Une quarantaine pour cent des sièges à la Constituante a donc suffi, à leurs yeux, de leur donner tous les droits et leur dicter tous les devoirs moraux et spirituels d'accaparer l'aubaine du 14 janvier.
De fait, un demi-siècle de bannissement a développé chez les Nahdhaouis un instinct de survie, un degré élevé d'individualisme et une certaine culture communautariste qui les privent aujourd'hui de toute prédisposition au dialogue, à l'échange, à l'écoute de l'Autre et de son opinion différente, à l'acceptation du compromis et de la concession. Il s'agit d'une méfiance totale de l'Autre, d'une protection contre le point de vue opposé et d'un complexe de persécution que rien ni personne n'effacera.
Un système de pensée sclérosé
Les Nahdhaouis ne feront jamais le moindre sacrifice sur l'essentiel de leur dogme: leur manière de voir les choses doit rester entière et pure, irréconciliable avec les autres courants de pensée, inconciliable avec l'ouverture sur le monde, avec les temps et la modernité.
Leur islamisme est un système sclérosé, une doctrine calcinée qui n'accepte aucune fantaisie, aucun humour, aucune créativité, ni aucune innovation.
Pour résumer, l'on serait tenté de dire que leur modèle de pensée est en total déphasage avec l'idée que nous nous faisons de notre «tunisianité».
Sans céder à la caricature facile, nous pouvons ajouter que la voix perçante des dirigeants d'Ennahdha, leur arabe venant d'ailleurs, leur sourire artificiel et carnassier, leur tache frontale, leur barbichette et leur inélégance même lorsqu'ils font l'effort de porter costume et cravate, tout cela donne plus d'écart à leur décalage et jure encore plus avec tout ce que nous avons l'habitude de définir comme étant tunisien...
Transféré sur le terrain de la pratique politique, l'héritage des déséquilibres que nous venons de décrire s'est traduit par cette recherche maladive de refonte de la société tunisienne et son «islamisation», cette volonté «inarrêtable» d'accaparer le pouvoir et cette détermination inhumaine de tout broyer, de tout laminer et de tout raser sur le passage de la machine nahdhaouie.
Tout le monde connaît le point de départ: un 14 janvier net et sans bavure qui a suscité l'admiration du monde entier; un 23 octobre «propre comme un sou neuf» qui a donné raison à notre fierté tunisienne. Aujourd'hui, tout le monde connaît l'arrivée: le 6 février 2013, Chokri Belaïd est assassiné et le ciel nous est tombé sur la tête, Hamadi Jebali admet ses échecs, tente une dernière manœuvre, s'épuise, se retire et passe le relais à Ali Lârayedh....
Et ce dernier, auteur de la plus reprochable, la plus condamnable et la plus inepte performance de la première mi-temps nahdhaouie, est venu expliquer, la semaine dernière devant les membres de la Constituante, qu'il réussira, dans les neuf prochains mois, là où son prédécesseur a échoué: sur tous les dossiers sociaux, économiques, politiques et sécuritaires. Il est venu nous assurer que les choses sont à présent claires, que sa mission de rattrapage ne dépassera pas la fin de l'année et que, entre-temps, tout sera fin prêt pour le nouveau départ de la Révolution: que la paix sociale et politique sera rétablie, que l'économie sera relancée, que les institutions républicaines et démocratiques tourneront à plein régime et que la parenthèse douloureuse du premier essai de la Troïka sera close.
En somme, il nous promet que tout ira pour le mieux en Tunisie de la Révolution du Jasmin.
Lârayedh, Ghannouchi et Montplaisir veilleront
En neuf mois, tout, pêle-mêle, sera réalisé: de l'adoption de la Constitution (avec ses différentes lectures, tous ses votes et un référendum, s'il le faut), à une machine à créer en masse des projets et des emplois, en passant par un appareil sécuritaire en tout point parfait et armé de toutes les efficacités, une justice équipée de toutes les indépendances, un journalisme pourvu de toutes les libertés, une Instance supérieure indépendante des élections (Isie) dotée de tous les moyens légaux, logistiques, organisationnels et matériels nécessaires pour réussir son deuxième pari.
Désormais, devrions-nous comprendre, rien ne manquera à notre Révolution. Ali Lârayedh et Rached Ghannouchi – et l'appareil Montplaisir derrière eux – veilleront à cela.
Non, tout cela n'est que mensonges, sornettes, balivernes et autres synonymes de la grande tromperie nahdhaouie!
Les Nahdhaouis ont pris le pouvoir, pratiqué l'autorité, goûté à la puissance, affaibli leurs associés, usé toutes les oppositions, divisé la société tunisienne, étendu leurs tentacules et mis en œuvre leur projet d'islamisation auquel il ne manquerait que quelques dernières retouches et un simple autre mandat électoral de quatre ou cinq années.
Les nominations, les centaines de nominations qu'ils ont pu faire dans les différents rouages de l'Etat et à travers tout le pays, leur permettront de remporter les prochaines élections, d'asseoir fortement leur mainmise et de s'emparer définitivement de la Révolution.
M. Lârayedh a eu beau être ce que l'on appelle «nefs moumna» («une âme croyante»), il a eu beau avoir une voix tremblante et le timbre aigu, il peut paraître attendrissant, voire émouvant et faire pleurer dans les chaumières. Ceci, rappelons-le, est «la marque de fabrique» nahdhaouie. Ceci, ne l'oublions pas, a permis à Ennahdha de rafler près de quatre-vingt-dix sièges à la Constituante.
Et le nouveau chef de gouvernement provisoire restera toujours «M. Devant-Derrière»...
Elire des femmes et des hommes «qui craignent Dieu» ne nous a pas servi... La Révolution du 14 janvier a besoin de compétences, d'intelligences, d'un minimum de savoir-faire et d'un certain savoir-vivre que les Nahdhaouis ne possèdent pas. Leurs inaptitudes, leurs ignorances et leur représentation du monde venue d'ailleurs ont causé tant de dégâts et commis tant d'erreurs irréparables qu'il est plus que temps qu'ils partent.
Il revient donc aux électeurs, en octobre ou décembre prochains, de leur indiquer la sortie et déjouer leurs desseins inavoués. On n'accorde le bénéfice du doute qu'une seule fois.