En Tunisie, la parole se libère et les citoyens n'ont plus peur de dire tout haut ce qu'ils pensent. Le débat politique est désormais dans la rue, dans des cercles de discussion improvisés. Reportage...
Par Yüsra N. M'hiri
Mercredi dernier, alors que la manifestation organisée par le Front populaire à l'Avenue Habib Bourguiba, à Tunis, pour exiger la vérité sur la mort de Chokri Belaïd, prenait fin, une femme s'est mise à crier: «Oh! Arrêtez de salir l'image de la Tunisie ! Tout va bien, c'est vous qui ne cessez de médiatiser des bêtises aux yeux du monde! Depuis la révolution, la Tunisie ne s'est jamais mieux portée».
Le mendiant handicapé est nostalgique de l'ère Ben Ali.
Quand il y a des «Oh!», il y a débat
C'est une dame d'une quarantaine d'années, qui défend tout cœur toute âme la «Tunisie nouvelle». Lorsque des passants lui ont demandé si elle n'a pas constaté une recrudescence de crimes, vols et viols dans le pays, elle leur a répondu qu'elle vit en France et qu'en France, en Europe, aux Etats Unis et partout dans le mode, il y a toujours des crimes. Pour elle aucune inquiétude à avoir concernant la sécurité «puisque je vous le dis: tout va bien», confirmera-t-elle avec une belle certitude. Il ne fallait pas tant pour que le débat soit ouvert! Un groupe de discussion s'est aussitôt formé, en pleine rue, constitué de citoyens de diverses conditions, chacun voulant convaincre ses interlocuteurs de la justesse de ses opinions.
Entre le bourguibiste et le Nahdhaoui, la discussion est encore possible.
Un échange ouvert et librement sur la politique, le passé, Ben Ali, Bourguiba... Des hommes d'un certain âge, ou d'un âge certain, se rappellent du règne de Bourguiba, assurant que ce fut une belle et meilleure époque.
Les paroles s'enlisent...
Un homme interrompt la discussion pour expliquer que la dame a bien raison, car Ennahdha a fait de ce pays un exemple à suivre dans le monde arabe. Pour lui, la hausse de l'inflation et du taux de chômage, le déficit budgétaire et de la balance commerciale, l'aggravation de l'endettement extérieur, c'est peanuts ! Tout va bien Sidi Cheikh!
Un jeune homme, peu convaincu, explique qu'il est sortie de prison depuis la révolution, mais qu'il peine à trouver du travail, alors pour lui rien n'a changé, tant qu'on lui demandera son bulletin N° 3 et qu'on lui refusera le travail à cause de son passé.
Un jeune diplômé lui répond que les diplômés au casier judiciaire vierge sont, eux aussi, à la recherche d'un travail sans en trouver, alors, lui, l'ancien détenu, peut toujours attendre. «Ce n'est pas demain la veille que tu en trouveras du travail», lui cri-t-il, avec une ironie assassine.
Le diplômé chômeur est aux prises au désenchantement.
Un mendiant, handicapé, se hisse péniblement, pour rejoindre le cercle de discussion: «Moi aussi, j'ai un avis à donner: je ne peux pas me mettre debout à cause de mon handicap, mon corps est à genou, mais mon âme est debout, elle est bel et bien présente, et je souhaite dire à Ennahdha que nous ne sommes pas fiers de ce qu'il fait. Ce parti nous a déçus. Il a utilisé le nom de Dieu pour gagner la confiance des gens et a payé des pauvres comme moi pour gagner leurs voix, mais aujourd'hui, tous ces élus sont déconnectés de la réalité quotidienne des Tunisiens. Ben Ali ne nous laissait pas parler, mais il ne nous laissait pas malades sans soins, regardez mes jambes!», crie-t-il, dans un français presque parfait, en soulevant son pantalon, exhibant ainsi des jambes lourdement atteintes d'une maladie de la peau. Quelques «barbus» lui souffleront de s'en remettre au Créateur Tout Puissant: «Ce n'est que la volonté de Dieu qui te teste pour mesurer ta foi, alors au lieu de t'exposer, va prier, tu guériras», a marmonné un homme arborant la barbe de la «sagesse».
La mère de Kahna l'étudiante continue de crier: "Qui a tué Kahna?"
Quand on a que des mots...
Plusieurs passants, une pancarte à la main, défendent une cause, qui leur tient péniblement à cœur. Notamment la maman de Kahna, la jeune fille assassiné à l'hôtel El Hana à Tunis, depuis déjà plus d'une année. Elle aussi vient, chaque mercredi, devant le ministère de l'Intérieur, pour crier: «Qui a tué Kahna?». Pour elle, la disparition de sa fille, militante associative très active, est un assassinat politique. Mais, de cet assassinat là, personne ne parle... pour le moment.
La discussion se poursuit et revient sur la recrudescence des viols en Tunisie, essentiellement les viols d'enfants. Certains s'interrogent sur les actions des associations pour la protection des enfants. «Nous sommes arrivés à une situation critique. Il n'y a plus de sécurité. Nos enfants sont en danger et nous sommes tous inquiets pour l'avenir. Finalement, Ben Ali était à sa place : la bonne personne au bon endroit», dira une dame. «On dirait une Rcdiste. Elle ferait mieux d'aller rejoindre Ben Ali, dans son exil», rétorque un jeune homme, visiblement agacé par sa nostalgie pour une époque que beaucoup veulent oublier.
Touche pas à mon enfant !
Depuis le déclenchement de la révolution tunisienne et le départ de Ben Ali, certains parlent de «printemps arabe», d'autre préfèrent parler d'«hiver islamiste». Le débat est ouvert, et pour une fois qu'ils peuvent s'exprimer librement, sur les réseaux sociaux, dans les médias ou en pleine rue, les gens ne s'en privent plus. Parfois même, ils en abusent et en arrivent aux mains. Si, on en est arrivé jusqu'à l'acte suprême, l'assassinat politique de Chokri Belaïd, c'est que la liberté et la démocratie sont un long apprentissage, et qu'on en est encore au tout début.