Tant qu'Ennahdha n'a pas été totalement blanchi dans l'affaire de l'assassinat de Chokri Belaïd, tous les soupçons continueront de peser sur le parti islamiste, qui a le plus ardemment souhaité la mort du dirigeant de gauche.
Par Moncef Dhambri
La formation, le 25 avril, d'un comité indépendant d'enquête et de suivi de l'affaire de Chokri Belaïd, le leader de gauche assassiné le 6 février dernier et dont les assassins présumés courent toujours, reste l'expression d'une impatience légitime de l'opinion publique tunisienne face aux résultats très peu convaincants de l'investigation.
Trois mois après ce meurtre, les autorités en charge du dossier se hâtent lentement à apporter toutes les réponses aux questions que pose ce crime. Et l'indépendance de Lotfi Ben Jeddou, le nouveau ministre de l'Intérieur et la «neutralité» de son département n'y changeront rien, ou peu de choses.
Trois mois après l'assassinat de Chokri Belaïd, nous en sommes toujours au même point: il s'agirait, nous a-t-on dit au début, d'un petit groupe d'extrémistes religieux et d'un accusé principal, Kamel Gadhgadhi, toujours en fuite (en Algérie ou en Libye). Depuis peu de temps seulement, l'on a daigné mettre à la disposition de l'opinion publique les portraits des meurtriers présumés. Et, il y a un peu plus de deux semaines, Lotfi Ben Jeddou, le successeur d'Ali Lârayedh à la tête du ministère de l'Intérieur, s'est aventuré un petit peu plus en se prononçant sur la haute probabilité (70 ou 80%) de la présence de Kamel Gadhgadhi sur le territoire tunisien...
Tous les soupçons sont permis
Trois si longs mois après l'assassinat de Chokri Belaïd et d'aussi maigres informations. Une attente aussi longue et si peu d'indices convaincants ne sont pas faits ni pour satisfaire les honnêtes Tunisiens de voir les coupables, tous les coupables, traduits en justice et punis pour leur crime... ni pour dissiper les doutes qu'il s'agit de tout un complot, bien plus large et bien plus organisé que l'on ne voudrait nous faire croire.
L'investigation n'a, le moins que l'on puisse dire, que très peu progressé, depuis le 6 février. Si peu qu'il est tout à fait légitime de critiquer les efforts fournis par les autorités en charge de cet important dossier. L'on est même tenté de soupçonner un manque de volonté, une absence totale de bonne volonté de s'atteler comme il se doit à cette tâche.
Tant que le mystère sur cette affaire n'aura pas été entièrement levé et qu'une piste très sérieuse n'aura pas été clairement et définitivement établie, il est permis de donner libre cours à nos conjectures. Nous sommes en droit de douter car, ici et là, des noms et des parties ont été évoqués. Ces soupçons ne sont pas des moindres et méritent ainsi réflexion.
Dans cette grave affaire, nul n'est au-dessus de tout soupçon, pourrions-nous dire. Il y a, cependant, certaines pistes et certaines parties qui sont plus indiquées que d'autres. Simple affaire de bon sens.
Et pour plusieurs raisons Ennahdha et Rached Ghannouchi seraient les moins irréprochables. Objectivement, tous les regards se sont immanquablement tournés vers eux. Et, au risque de nous faire accuser d'anti-nahdhaouisme primaire, nous pouvons affirmer que, directement ou indirectement, tout porte à croire que Montplaisir était tout à fait désigné à «souhaiter» la disparition de Chokri Belaïd.
A un degré zéro de notre accusation, rappelons tout simplement qu'Ennahdha a pris la direction des affaires du pays et qu'il préside le gouvernement, depuis décembre 2011, et donc, c'est sous son mandat, alors que l'actuel chef du gouvernement était à la tête du ministère de l'Intérieur, que Chokri Belaïd a été assassiné. Que les Nahdhaouis et leurs dirigeants le veuillent ou pas, la sécurité et la protection physique de Chokri Belaïd étaient sous leur responsabilité. Du plus haut échelon de la hiérarchie du ministère de l'Intérieur jusqu'au niveau le plus bas, il incombait de garantir au disparu la sûreté la plus rapprochée et la plus fiable.
«Le défenseur des gueux», l'opposant le plus intraitable
C'est bien un gouvernement nahdhaoui, celui de Hamadi Jébali, qui a placé Ali Lârayedh aux commandes du ministère de l'Intérieur. Il porte, donc, l'entière responsabilité de ce meurtre et devrait ainsi payer le prix total de cette incompétence ou ce «flagrant délit».
La passation des pouvoirs entre les premier et deuxième gouvernements nahdhaouis, entre Hamadi Jébali (sorti par la grande porte!) et Ali Lârayedh (récompensé pour ses incompétences les plus inégalables!), et le «petit» remaniement ministériel qui a suivi et qui n'a réduit en rien la mainmise d'Ennahdha sur les rouages de l'Etat sont autant de pieds de nez à notre 14 janvier. En des circonstances normales, de nombreuses têtes seraient tombées et l'on n'en serait pas à nous poser tous les mercredis cette question lancinante: «Qui a tué Chokri Belaïd?»
Objectivement également, de toutes les personnalités de l'opposition, Chokri Belaïd était la figure la plus indomptable: d'entre toutes, «le défenseur des gueux» était l'homme le plus intraitable, celui qui dérangeait le plus Ennahdha et celui avec lequel elle n'avait aucune chance de pouvoir trouver un terrain d'entente.
Toute l'opposition était molle, et elle le reste encore. Chokri Belaïd, lui, était «un dur à cuir», un empêcheur de tourner en rond, un homme pressé de voir les véritables objectifs de la Révolution réalisés. Il était un homme entier qui n'aurait jamais accepté de négocier le moindre compromis avec Ennahdha ou de lui faire la moindre concession. Simple question de principes, simple affaire de convictions: Chokri Belaïd avait la vision du 14 janvier la plus diamétralement opposée à celle d'Ennahdha. Tout séparait le disparu des «islamo-démocrates» et de leurs associés de la Troïka. Et, en de nombreuses occasions, à mots couverts, par des déclarations claires ou des fatwas nettes, Chokri Belaïd a été menacé de mort. Et il en fut ainsi...
A présent, il reste à savoir quand et comment la lumière sera faite sur ce meurtre.
A huit, neuf ou dix mois (peut-être plus) des prochaines élections législatives et présidentielles, nous pouvons parier qu'Ennahdha maintiendra à son plus haut point le suspense de cette affaire. De temps à autre, il distillera quelques petits détails pour entretenir la patience du public – et faire illusion qu'il s'affaire à trouver des réponses...
Un ministère entièrement «nahdhaouisé»
A la veille de ces scrutins, elle pourrait être tentée d'apporter quelques éclaircissements, ceux qui lui conviennent et non pas ceux qui donneront entière satisfaction à la vérité vraie ou à notre longue et douloureuse attente. Et l'opinion, qui sera happée par le tourbillon des élections, ne se rendra peut-être pas compte de la supercherie.
Dans huit, neuf ou dix mois, les magiciens nahdhaouis nous joueront un petit tour de passe-passe qui fera porter le chapeau de l'assassinat de Chokri Belaïd à quatre, cinq ou six personnes – quatre, cinq ou six «boucs émissaires» –, ils s'arrêteront à mi-parcours et déclareront la clôture de l'affaire.
Notre mauvaise langue peut même nous faire dire que, entretemps, une ou deux personnes «suspectes» pourraient être assassinées et qu'elles emporteraient avec elles une partie importante des explications du meurtre de Chokri Belaïd. Et le dossier sera ainsi fermé sur une maigre élucidation...
M. Ben Jeddou, vous rendez-vous compte du traquenard nahdhaoui? Votre «indépendance», votre neutralité et votre candeur vont donc servir de couverture qui permettra à Ennahdha de traverser cette étape difficile jusqu'aux élections. Les informations que vous glanerez ici et là seront celles qu'Ennahdha aura bien voulu vous laisser découvrir. Ni plus, ni moins.
Souvenez-vous également, M. Ben Jeddou, qu'Ali Lârayedh, avant de quitter l'Intérieur, a pris le plus grand soin de «nahdhaouiser» ce ministère de fond en comble, et qu'il a dû tout cadenasser.
Pour toutes ces raisons, donc, et d'autres que nous évoquerons tous les 6 de chaque mois, nous dirons qu'Ennahdha ne fera jamais toute la lumière sur ce dossier.
Pour toutes ces raisons, nous comprenons que Basma Khalfaoui, veuve de Chokri Belaïd, et ses amis, membres de ce comité indépendant d'enquête et de suivi de l'affaire, veuillent prendre les choses en main pour aller jusqu'au bout et qu'ils continueront à pointer du doigt les mêmes parties.
Bref, tant qu'Ennahdha n'a pas prouvé son innocence, tous les soupçons continueront de peser sur Montplaisir.
Nous tordons le cou à la procédure judiciaire normale parce que, tout simplement, la Tunisie, depuis le 23 octobre 2011, n'a pas cessé de marcher sur la tête.
Illustration: Ali Lârayedh et Lotfi Ben Jeddou.