Ghannouchi et Jébali se sont rendus la semaine écoulée aux Etats-Unis pour demander à l'Oncle Sam une autre chance ou une autre occasion pour se racheter... Ils ont oublié que leur sort et celui d'Ennahdha se jouent d'abord dans les urnes, ici, en Tunisie.
Par Moncef Dhambri
Cette semaine, les dirigeants nahdhaouis ont ciblé la conquête de l'opinion nord-américaine. Rached Ghannouchi était aux Etats Unis, invité de la Brookings Institution, plus précisément du Saban Center for Middle East Policy, pour parler de l'avenir de la démocratie tunisienne. Hamadi Jébali, l'ex-Premier ministre et secrétaire général du parti islamiste Ennahdha, a participé à un meeting organisé par l'association «Tunisiens solidaires de Montréal» et fait, lui également, un petit saut aux Etats Unis durant lequel il a accordé une interview à la revue ''Foreign Policy'' où il a reconnu que «des erreurs ont été commises» sous son mandat, déploré l'existence en Tunisie d'une «polarisation politique artificielle mais dangereuse» et exprimé, selon notre confrère de ''FP'' Marc Lynch, «un certain optimisme prudent» sur l'avenir du pays.
Marc Lynch, contributeur à ''FP'' et maître de conférences en sciences politiques et affaires internationales à la George Washington University, s'émerveille que Hamadi Jébali puisse admettre que des fautes aient été commises sous son mandat de chef du gouvernement. Lynch est agréablement surpris que, par les temps qui courent, des personnalités politiques arabes (ou autres) puissent ainsi reconnaître leurs erreurs.
Notre confrère américain gagnerait sans nul doute à soumettre ce mea culpa de Hamadi Jébali à l'avis des Tunisiens, les premiers concernés et les premières victimes des innombrables et irréparables échecs qui ont marqué les quinze mois de son gouvernement.
Marc Lynch gagnerait, aussi, énormément à revoir son opinion sur celui qu'il décrit comme étant «l'homme le plus sensé des dirigeants d'Ennahdha».
De la polarisation politique artificielle...
L'homme qui est à l'origine de la plupart des désillusions du 14 janvier brosse, dans son entretien avec ''FP'', un tableau affligeant de la situation en Tunisie qu'il tente, vainement, de sauver par l'expression d'un certain optimisme au sujet «de la transition tunisienne confrontée à des problèmes économiques et sociaux énormes, aussi bien qu'à ce qu'il qualifie de polarisation politique artificielle mais, néanmoins, dangereuse».
Interrogé par Marc Lynch sur les perspectives de la nouvelle constitution, dont la dernière mouture a été signée, en grande pompe et cérémonial, par Mustapha Ben Jaâfar, samedi dernier, Hamadi Jébali s'est dit convaincu que ce document, étant donné ses très grandes qualités, apportera le véritable consensus sociétal et politique dont le pays a besoin.
D'ailleurs, il s'empresse d'ajouter que ce texte, le fruit de longues consultations, a déjà couvert un bon bout de chemin sur cette voie de la conciliation et la réconciliation tunisiennes. M. Jébali a insisté sur les nombreux aspects importants qui donneront une forme concrète à ce large consensus national: les libertés politiques, l'alternance pacifique au pouvoir, le respect mutuel des acteurs politiques, l'Etat civil, l'indépendance de la Justice et le rejet de l'hégémonie ou la violence de l'Etat.
Sur cette question de la polarisation politique en Tunisie, que tous les observateurs appellent «violence politique» (celle qui a, par exemple, coûté la vie à Chokri Belaïd, le 6 février 2013!), Hamadi Jébali minimise le danger et l'évacue même trop facilement: pour lui, il ne s'agirait que d'un phénomène de gravité moindre puisqu'il est «superficiel et monté de toutes pièces» par une petite élite politique et qu'il se manifeste également chez certains éléments extrémistes qui opèrent hors du terrain du véritable jeu politique.
Le secrétaire général d'Ennahdha, qui a été en très grande partie responsable directement et indirectement de tous les ratages de la Révolution, trouve encore toujours des ressources et de l'effronterie pour dire qu'il continue de croire qu'«il n'est pas tard de créer un consensus national et une réelle démocratie tunisienne fondée sur les réformes politiques, le respect mutuel et la justice sociale».
«La barre haute des aspirations du peuple tunisien»
Hamadi Jébali reconnaît, dans cette interview à ''FP'', que son parti a fait quelques erreurs, mentionnant notamment: la longueur excessive du processus de transition et l'échec qu'ont enregistré les efforts visant à créer le consensus nécessaire à la rédaction de la nouvelle constitution; les problèmes engendrés par l'ambiguïté qu'Ennahdha a entretenue dans sa relation avec l'Etat et celle qui lie la direction du parti lui-même et le mouvement nahdhaoui, en général. Il imputera, également, son insuccès à la direction des affaires du pays au fait que «l'élite politique ait placé trop haut la barre des attentes du peuple à une amélioration de son sort». Pour lui, ces aspirations n'étaient pas réalistes et aucun gouvernement n'aurait pu les satisfaire en un temps aussi court.
Marc Lynch clôt la synthèse de son entretien avec Hamadi Jébali en exprimant le souhait que les courts séjours aux Etats-Unis du président et du secrétaire général d'Ennahdha remettront les pendules américaines à l'heure et qu'ils «focaliseront une nouvelle fois l'attention de Washington sur la transition en Tunisie, au-delà des (menaces) salafistes et jihadistes». «Je demeure optimiste, écrit M. Lynch, surtout si la constitution est adoptée et qu'elle soit soutenue par un consensus raisonnablement large, et que des progrès soient réalisés sur le plan économique. Rechercher les moyens d'achever cette transition ne devrait pas être noyé dans le tourbillon des autres problèmes de la région».
Ainsi donc le duo nahdhaoui, le gourou de Montplaisir et le numéro deux du parti islamiste se sont déplacés aux Etats Unis pour plaider leur cause auprès de l'administration Obama, pas nécessairement face-à-face, mais par le biais d'une participation à un forum, pour Rached Ghannouchi, et une interview, pour Hamadi Jébali. Les deux médias, le Saban Center et ''FP'', sont très écoutés à Washington et, nous pouvons parier, qu'ils feront parvenir le message nahdhaoui que les «islamo-démocrates» ont appris beaucoup de leçons de l'expérience de la transition et qu'ils ne referont pas les mêmes erreurs.
Comprenons, donc, que MM. Ghannouchi et Jébali sont allés à Washington, même s'ils n'ont pas eu droit à des rencontres officielles, demander à l'Oncle Sam une autre chance(?), une autre occasion pour se racheter...
Non, messieurs les Sorciers de Montplaisir, votre sort ne se joue ni à Washington ni à Doha. C'est plutôt dans les urnes, lors des prochains scrutins présidentiels, législatifs et municipaux, que vous réaliserez que vous vous êtes trop joués de la confiance et de l'innocence de ceux qui ont facilement cru, le 23 octobre 2011, en votre honnêteté et votre crainte de Dieu.
Aux prochains rendez-vous électoraux, cette année ou l'année prochaine (peu importe, maintenant !), la note sera salée, et Ennahdha devra payer la totalité de l'addition.
Source: ''Foreign Policy''.