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Les dirigeants d'Ennahdha «ont décidé de placer les intérêts de leur parti en tête de liste de leurs priorités», explique Béji Caïd Essebsi dans une interview au magazine britannique ''The Economist''. Et se dit pessimiste au sujet de la Tunisie.

Traduit de l'anglais par Moncef Dhambri

Béji Caïd Essebsi (BCE) vient de frapper un grand coup médiatique, avec une interview dans le très respecté hebdomadaire britannique ''The Economist'' (TE)* dans laquelle il passe en revue la situation en Tunisie du 14 janvier, la très mauvaise gestion nahdhaouie des affaires du pays, les chances de réussite du Printemps arabe, les forces de Nida Tounes, ce qui sépare son parti d'Ennahdha, la menace salafiste et sa carrière politique, sous le régime de Bourguiba.

TE, dans un chapeau introductif, rappelle que BCE a été forcé à la retraite politique sous Ben Ali, qu'il a été appelé à la rescousse, 6 semaines après la Révolution, et qu'il a été le maître d'œuvre de la transition tranquille jusqu'aux élections du 23 octobre 2011, le scrutin qui a permis à Ennahdha d'accéder au pouvoir.

Désormais, selon TE, son parti, Nida Tounes, fait jeu égal avec les «islamo-démocrates» et BCE, à 86 ans, n'entend pas se dérober à la responsabilité d'être candidat à la présidence de la république... et d'offrir au pays la chance de la véritable révolution, avec son progressisme et sa modernité.

''The Economist'' : Quelle évaluation faites-vous du bilan de l'actuel gouvernement d'Ennahdha?

Béji Caïd Essebsi : L'équipe qui dirige actuellement le pays est entrain de mal gérer l'économie. Les problèmes du chômage, de la pauvreté et de la marginalisation étaient là, bien sûr, avant qu'ils n'arrivent au pouvoir; mais ils n'y ont rien fait. Ils ont décidé de placer les intérêts de leur parti en tête de liste de leurs priorités. Alors que nous, nous accorderions la priorité aux intérêts de la nation.

Le premier gouvernement d'Ennahdha, sous la conduite de Hamadi Jébali (l'ancien Premier ministre et l'actuel secrétaire général du parti islamiste au pouvoir), formé en décembre 2011, comprenait 24 ministres. Les Nahdhaouis ont choisi d'accorder des faveurs à leurs compagnons de route – ces gens, on ne peut pas le nier, ont beaucoup souffert dans les prisons de l'ancien régime, mais ceci ne saurait tout justifier.

Entretemps, les communautés de l'intérieur du pays avaient un besoin pressant de savoir que l'on s'intéressait à elles, que l'on se préoccupait de leurs soucis. L'on se devait d'aller les voir et de leur parler. Elles avaient besoin d'être impliquées dans le processus de prise de décision. Et cela n'a pas été le cas (sous les deux gouvernements de la Troïka).

Quelle est la portée de la révolution tunisienne dans son environnement régional?

La Tunisie est peut-être le seul pays dans le monde arabe où la transition démocratique peut réussir – vous avez bien remarqué que j'ai dit ''peut réussir'', et non pas ''réussira''.

Nous avons en notre possession tous les ingrédients pour réussir cette construction de la démocratie: l'éducation, la libération de la femme, la réforme sociale, le droit à la santé. Nous avons eu tout cela depuis une cinquantaine d'années. Ce dont nous avons besoin, c'est uniquement un soutien économique.

Seriez-vous, donc, pessimistes pour les autres pays arabes?

Tout à fait. Au sommet du G8 de Deauville, en mai 2011, les organisateurs disaient qu'ils se réunissaient «pour le Printemps arabe» et ils nous avaient invités, avec l'Egypte. C'est ainsi que le G8 a initié l'idée du Printemps arabe. C'est la France qui a créé cette idée.

J'ai déclaré, lors de ce sommet de Deauville – malheureusement, ces propos n'ont pas été publiés – qu'«il n'y a pas de Printemps arabe. Ce que nous avons en Tunisie, ce sont tout simplement les débuts de ce qui pourrait devenir un printemps arabe».

Je suis également pessimiste au sujet de la Tunisie. Tant que nous n'avons pas mis en place les mécanismes nécessaires au contrôle de l'exercice du pouvoir, nous risquerons de retomber dans le piège de l'autoritarisme.

Prenez le cas d'Habib Bourguiba. Vous ne trouverez jamais un homme aussi exceptionnel que lui. Pourtant, étant donné qu'il n'y avait pas de système de supervision ou de contrôle, la Tunisie s'était trouvée prise au piège d'un système où le pouvoir présidentiel n'est soumis à aucun contrôle.

Aujourd'hui, en Tunisie, nous avons une assemblée souveraine (élue le 23 octobre 2011) – ce qui est une chose merveilleuse –, mais en l'absence de mécanismes pour la superviser, telle qu'une cour constitutionnelle, nous pourrions facilement tomber sous le joug d'une dictature de cette assemblée.

Que représente votre parti de Nida Tounes?

Dans Nida Tounes, vous trouvez des syndicalistes, des Destouriens, des indépendants et des gens de gauche. Nous tentons de faire travailler ensemble toutes ces personnes. Nous souhaitons construire un Etat moderne pour le 21e siècle. Ennahdha, pour sa part, souhaite mettre en place une société essentiellement religieuse qui serait plus ou moins forte – cela dépendra de la réussite ou non d'Ennahdha à imposer ses idées. Autrement, comment pouvez-vous expliquer le fait que l'on n'ait toujours pas de constitution? Tout simplement, c'est parce qu'Ennahdha tente d'introduire dans le texte plus de détails religieux que la société ne peut accepter.

Quel problème les groupes salafistes représentent-ils?

Non, ce ne sont pas eux qui posent problème. Soyons clairs: ce qui pose problème, c'est la manière dont vous les traitez. Si vous avez affaire à des gens qui ne respectent pas la loi et que vous les laissez faire, c'est vous (le gouvernement) qui êtes responsable.

Ennahdha a toléré ce type de comportement, tout simplement, parce que les uns et les autres appartiennent à la même famille idéologique. C'est tout simplement une affaire de différence de degré entre eux, ni plus ni moins.

Tant que les salafistes ne recourent pas à l'usage de la violence, ils sont dans leurs pleins droits.

Vous aviez occupé de hautes responsabilités au sein du ministère de l'Intérieur pendant treize années, sous le régime du président Habib Bourguiba, y compris durant les années de la répression des gens de la gauche et d'autres personnes dissidentes. Comment voyez-vous les choses aujourd'hui?

C'était une autre époque. N'oubliez pas que nous avions été engagés dans un combat pour l'indépendance. La construction de l'Etat moderne était une lutte de tous les instants. La question des droits de l'Homme n'existait pas en ces temps-là et il n'y avait pas de lois pour protéger les droits humains.

Quoi qu'il en soit, d'après la loi tunisienne, il y a prescription. Un non-lieu a été prononcé dans tous les procès qui ont été intentés contre moi, au lendemain de la Révolution, parce que tous les dossiers étaient vides.

Etiez-vous au courant des abus commis dans les prisons et autres centres de détention?

Un responsable opère au sein d'une équipe, avec ses institutions et des départements gouvernementaux. Il y avait, il est vrai, quelques dérapages, mais nous n'appartenions pas aux mêmes sensibilités que nous avons aujourd'hui, avec ces idées sur les droits humains.

Techniquement, la police est sous l'autorité du ministre de l'Intérieur alors que, dans la pratique, elle est dirigée par d'autres structures, n'est-ce pas? J'étais à la tête du ministère de l'Intérieur de 1965 à 1969, ainsi, je ne peux pas être tenu responsable de ce qui s'est passé avant ou après ces dates. Un ministre ne peut être le Soleil.

Source : ''The Economist''. 

Note:
*Selon Wikipédia, ''The Economist'', fondé en 1843, est un magazine hebdomadaire britannique publié à la fois sur papier et le web. Il est l'un des hebdomadaires de référence à l'échelle mondiale et reconnu pour la qualité de ses analyses qui couvrent l'ensemble de l'actualité mondiale et étudient en particulier l'économie et les relations internationales.
TE a été tiré à 1,3 million d'exemplaires en 2007 et 86 % du tirage a été diffusé hors de la Grande-Bretagne. Sa diffusion est en croissance continue depuis 26 années consécutives, en particulier grâce à l'accent important mis sur la qualité des analyses. Selon l'Audit Bureau of Circulations, l'organisme de mesure anglais, 53 % des lecteurs de TE sont nord-américains, 14 % britanniques et 19 % d'Europe continentale.