Les Israéliens reconstituent la cartographie des anciens sites juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient en utilisant le Gps, Google Earth et d’autres technologies du 21e siècle. Pour quoi faire?


C’est ce que nous apprend le quotidien de gauche israélien ‘‘Haaretz’’ dans un article intitulé ‘‘Cyberespaces et lieux juifs’’.
L’article parle d’un groupe de juifs bénévoles du monde entier qui essaie de recréer virtuellement les communautés juives dans les pays arabes et musulmans. Objectif avoué: permettre aux Israéliens, dont les parents sont originaires de ces régions, de retrouver «virtuellement» leurs racines.
Cependant, et même s’il n’est pas question, officiellement, de documenter d’éventuelles revendications, comme des compensations pour les biens juifs laissés dans les pays de la région, nous avons de bonnes raisons de craindre que ce travail, dont nous allons révéler ici l’ampleur, et qui tient aussi bien de la documentation historique que de l’espionnage, puisse alimenter un jour une telle revendication.

Internet au service de la mémoire
La transmission des connaissances historiques entre les générations se faisaient jusque là par le truchement de la mémoire et de la documentation écrite. Aujourd’hui, Internet ouvre de nouvelles perspectives pour préserver «l’histoire et la culture des communautés juives des pays arabes et musulmans, dont beaucoup ne sont pas facilement accessibles», écrit le journal.
Des dizaines de sites Internet ont ainsi vu le jour, qui rassemblent et répertorient  une masse de documents sur les communautés juives spécifiques (anciennes photographies, informations historiques sur les gens et les lieux, vidéos…).
L’une des dernières initiatives a été lancée par une organisation appelée Diarna («diarna» signifie «notre maison» en judéo-arabe). Elle consiste à utiliser la technologie satellite de Google Earth pour réaliser la cartographie du plus grand nombre possible de sites culturels juifs dans le monde arabe, mais aussi en Iran, en Afghanistan, en Turquie, etc.
Le projet, intitulé ‘‘Diarna: Mapping Mizrahi Heritage’’ (Diarna: Cartographie Mizrahi du patrimoine), a été développé ces dernières années par un groupe d’universitaires, historiens, acteurs de la société civile, gourous de la technologie, photographes et résidents des pays concernés, précise ‘‘Haaretz’’.
Les promoteurs du projet «ont réalisé les possibilités offertes par Google Earth et les nouvelles technologies pour constituer une base de données des documents relatifs aux sites du patrimoine juif et dont certains sont en voie de disparition», explique Jason Guberman-Pfeffer, coordinateur et directeur exécutif de Diarna. Cette organisation à but non lucratif, dédiée à la cartographie numérique du patrimoine juif, est basée à Boston, aux Etats-Unis, mais ses membres, tous des bénévoles, sont recrutés aux quatre coins du monde.

650 sites documentés, dont 400 au Maroc
Le site Web du projet, ‘‘Diarna.org’’ propose des images en rotation de 360 degrés avec des zooms en option pour permettre aux internautes d’obtenir des vues assez nettes, par exemple, des tombes d’Esther et Mordechai à Hamadan, en Iran, de la synagogue de Magen Avraham à Beyrouth ou encore de l’école de l’alliance israélite en plein cœur de la médina de Tunis.
Au cours des deux dernières années, les membres de Diarna ont amassé des milliers de photographies, de vidéos et d’autres informations, et ont effectué 12 missions exploratoires. Ils ont réussi à documenter 650 sites dans presque tous les pays de la région, dont 400 dans le seul Maroc, ainsi que sur de minuscules communautés juives à Oman, Koweït, Arabie saoudite et Soudan, aujourd’hui disparues.
Évidemment, la plupart des sites sont déjà connus et ont été documentés. L’apport de Diarna consiste dans l’assemblage des documents d’archives, des nouveaux visuels récoltés, y compris les données géo-cartographique, et des nouvelles informations historiques, et leur présentation d’une manière cohérente et accessible, dit Guberman-Pfeffer, l’un des promoteurs du projet. Il ajoute: «Dans de nombreux cas, nous documentons des sites qui n’ont pas été vus depuis des décennies ou n’ont jamais été documentées».
Beaucoup des sites et communautés juifs ayant déjà disparu, «les générations [juives] futures perdent des liens tangibles avec le Moyen-Orient, qui est très riche en patrimoine culturel juif. Mais si les membres de ces communautés sont partis, ils ont néanmoins laissé derrière eux leurs structures et leurs sites anciens», explique encore Guberman-Pfeffer. Il ajoute: «Comme les souvenirs s’estompent et les structures physiques se désintègrent, nous sommes dans une course contre la montre pour préserver un patrimoine culturel inestimable avant qu’il ne soit perdu à jamais. Nous sentons l’urgence de la capture de ces souvenirs avant que les fils de la mémoire ne s’effilochent et disparaissent complètement».

Le recours aux habitants locaux, souvent non-juifs
La  collecte des images et documents, surtout dans certains pays où la communauté juive est surveillée de près, n’est pas, on l’imagine, de tout repos. Mais, ne pouvant envoyer des chercheurs et des photographes américains ou juifs dans certains pays, pour d’évidentes considérations de sécurité, les membres de Diarna font généralement appel aux résidents locaux, souvent non-juifs, qui sont disposés à les aider.



«Par exemple, un résident d’Ispahan, une des plus anciennes villes de l’Iran, a contribué à l’élaboration de la carte de toutes les synagogues de la région, et certains vieux juifs irakiens ont aidé le personnel Diarna à localiser des sites à Bagdad via Google Earth sans quitter leur maison», écrit ‘‘Haaretz’’.
Diarna a fait, par ailleurs, un gros travail au Maroc, un pays très riches en vestiges et sites juifs et où les membres de l’organisation semble savoir eu assez de facilité à effectuer leur travail.  
Un site web autonome D’fina (qui signifie «trésor enfoui» dans le judéo-arabe marocain) a même pu être mis place pour diffuser des documents sur le patrimoine juif de ce pays: photos, enregistrements vidéo, entretiens, notamment avec les gardiens musulmans des synagogues et les artisans locaux...
Le Google Earth Tour, l’une des attractions du site D’fina, propose aux internautes des vues exceptionnelles des sanctuaires et synagogues, ainsi que des cimetières juifs, des maisons et des écoles de la communauté.

Ces Musulmans qui ont préservé le patrimoine juif
Pourquoi cette intérêt particulier pour le Maroc? Répose de Guberman Pfeffer : «En raison de la richesse peu connue de la région. Le nombre de sites [juifs] qui peuvent y être conservés numériquement est stupéfiant. Vous avez de magnifiques sanctuaires de montagne, les camps de Vichy où les Juifs ont été internés pendant la Shoah et les incroyables histoires racontées par les gardiens musulmans qui ont préservé le patrimoine juif.»
Raphy Elmaleh, le seul guide touristique juif vivant et travaillant au Maroc, a contribué à la collecte d’une importante somme d’informations. Le fait qu’il avait la possibilité de visiter les sites juifs marocains ne signifie pas que sa tâche a été facile, précise Guberman Pfeffer. Il explique: «Les camps de Vichy et les cimetières dans les villes comme Figuig et Boudenib, où le Sali Baba (Rabbi Yisrael Abuhatzeira) s’était établi pendant de nombreuses années, sont au milieu de nulle part. La Jeep 4x4 d’Elmaleh est tombée deux fois en panne au milieu du désert du Sahara, alors qu’il était en route vers ces sites.»
Parmi les membres actifs de Diarna, on compte de simples curieux. C’est le cas, par exemple, d’Andrea et Charles Bronfman, qui ont organisé récemment un voyage au Maroc pour un groupe de jeunes Juifs américains. Diarna a fourni des renseignements de base sur les sites juifs que les membres de l’équipe avaient cartographiés, mais qu’il fallait compléter par des documents supplémentaires. L’excursion s’est ainsi transformée en une chasse au trésor au profit du projet D’fina.
En outre, les Juifs ayant émigré des pays arabes depuis un demi-siècle aident les membres de Diarna, en utilisant les images de Google Earth, à reconnaître les lieux et les sites et à identifier certains endroits dont le souvenir est enfoui dans la mémoire collective.
Alma Heckman a passé un été au Maroc, puis toute une année, grâce à une bourse Fulbright attribuée par le Wellesley College en 2009. Elle a pu ainsi documenter les camps de travail forcé dans le sud du Maroc et de l’Algérie où, durant la 2e guerre mondiale, le gouvernement français de Vichy a envoyé des réfugiés juifs et d’autres ressortissants étrangers, qui s’étaient portés volontaires et ont combattu dans l’armée française.
Heckman et une équipe d’étudiants boursiers de Fulbright ont pris un train de Rabat pour un voyage de 9 heures vers l’est. Ils ont rejoint sur place un enseignant local, puis obtenu l’autorisation du chef de police de la région, où les tensions sont fortes le long de la frontière avec l’Algérie. Ils ont ensuite marché à travers un terrain accidenté, dont une grande partie ne pouvait être traversé en voiture, et ont essayé de localiser et de suivre les coordonnées de chaque camp avec la technologie Global Positioning System. Ils ont aussi rapporté de leur expédition une grande collection de photos et de vidéos.
Un autre volontaire, Mariam Douich, une musulmane qui a grandi dans un quartier juif à Casablanca, a recueilli des données sur les juifs de cette métropole pour le site D’fina, grâce à sa maîtrise de l’arabe, sa langue maternelle, et du français, et à sa familiarité avec la ville de son enfance. Son grand-père était un marchand de tissu dont les clients étaient juifs, et sa famille était la seule non-juive de l’immeuble où elle habitait.
Le Prof Yoram Bilu, de l’Université hébraïque, qui a fait des travaux novateurs sur la vénération des saints dans les communautés juives du Maroc, a aidé l’équipe de Diarna à dresser la carte de plusieurs sites juifs autour d’un village isolé au sud du Maroc, où un rabbin nommé Ya’aqov Wazana a vécu dans la première moitié du 20e siècle.

Une tombe de rabbin découverte par hasard en Tunisie
Le personnel Diarna veut reproduire le modèle D’fina dans d’autres pays de la région et au-delà. L’organisation espère poursuivre avec l’Egypte et l’Irak. Elle a également reçu une documentation sur les sites du patrimoine juif dans des endroits aussi divers que le Congo, Haïti et la Birmanie. Son équipe est également impliquée dans d’autres travaux, notamment une exposition sur le réseau des écoles juives de l’Alliance israélite universelle, financée par la Fondation Leir, et qui s’est tenue il y a quelques mois à la mairie de Paris.
Diarna, qui est financée par des fondations comme Wellesley College, Yad Ben-Zvi et Beth Hatefutsoth, fait face à des problèmes de financement. Quant à la  sécurité, elle ne semble pas lui poser de gros problèmes, estiment ses promoteurs. Car, la plupart du temps, ce sont les habitants, souvent d’ailleurs non Juifs, qui sont sur le terrain. Par mesure de sécurité, l’identité des volontaires locaux n’est pas divulguée, afin de leur permettre de continuer à travailler sans entrave.
Autre problème auquel l’organisation est confrontée : le temps. Car il faut travailler intensément pour ramasser le maximum de documents le plus rapidement possible. Tel ce photographe bénévole, Joshua Shamsi, de Boston, qui a passé 13 jours au Maroc où il a visité 33 sites, a pris 3.500 photos et tourné environ 10 heures de vidéo.
Un autre chercheur bénévole, Ali Kaba, un musulman de l’Afrique de l’Ouest, s’est porté volontaire pour traquer les sites juifs à Tunis, ville qui comptaient autrefois plus de 80 synagogues, des dizaines d’écoles juives, des restaurants cashers et un hôpital juif, mais où ne vivent plus aujourd’hui qu’environ 1.500 Juifs. «Tout en marchant dans une rue latérale poussiéreuse jonchée de déchets, il découvre une petite plaque en hébreu au dessus d’une porte. C’est tout ce qui reste de la tombe du grand rabbin Raphaël Messaoud El Fassi, qui a vécu en Tunisie au 18e siècle», écrit ‘‘Haaretz’’. Le journal ajoute: «Les chercheurs de Diarna pensent qu’il s’agit d’une nouvelle découverte, car ils ne savaient pas que le site a existé jusqu’à ce que Kaba ait apporté une photo témoignant de son existence.

Imed Bahri