L'auteur conseille aux Egyptiens de suivre le modèle tunisien et d'opter pour «la solution consensuelle», la seule alternative politique possible qui pourra lui éviter la descente aux enfers de la guerre civile.
Par Marwan al-Muasher (traduit de l'anglais commenté par Moncef Dhambri).
Depuis janvier 2011, la plupart des observateurs de la scène arabe se sont évertués à comparer les deux révolutions-phare du Printemps arabe, la tunisienne du 14 janvier et l'égyptienne du 25 janvier.
Dans ce jeu, les analystes ont trouvé de nombreuses ressemblances entre les deux soulèvements, d'importants dénominateurs communs, la présence des mêmes acteurs et une multitude de faiblesses qu'ils partagent.
Cette semaine, l'édition dominicale du ''Financial Times'' (FT) a ouvert ses colonnes à la réflexion de Marwan al-Muasher, ancien diplomate, ministre des Affaires étrangères et vice-premier ministre jordanien, qui assure aujourd'hui la vice-présidence de la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Carnegie Endowment for International Peace), une Ong américaine et un think tank global «dédié au développement de la coopération entre les Etats et à la promotion d'un engagement actif des États-Unis sur la scène internationale».
Tout le monde a perdu
Dans son article intitulé "Tunisia, not Algeria, is a model for a new Egypt" («La Tunisie (et non l'Algérie) est un modèle pour une nouvelle Egypte»), Al-Muasher conseille aux Egyptiens de suivre le modèle tunisien et d'opter pour «la solution consensuelle», la seule alternative politique possible qui, selon lui, pourra dégager le pays de la crise profonde dans laquelle il se débat et lui éviter la descente aux enfers de la guerre civile.
Pour Marwan al-Muasher, en Egypte, «tout le monde a perdu le jour où les Egyptiens ont cessé de coopérer».
Nous publions, ici, la traduction de cette analyse de Marwan al-Muasher...
«Aujourd'hui, l'Egypte est plus que jamais divisée. Toutes les parties – des islamistes aux laïcs – campent sur leurs positions, cherchent à tout prix à être les gagnants de cette bataille pour le pouvoir et refusent de faire la moindre concession ou le moindre geste de compromis. Et si la situation actuelle se poursuit, le pays risque très sérieusement d'être la prochaine Algérie. L'Egypte devrait plutôt suivre les pas de la Tunisie.
Les évènements récents (en Egypte) présentent des signes inquiétants. Les réactions au limogeage de Mohamed Morsi, à l'intérieur de l'Egypte comme à l'extérieur, ont toujours été simplistes. Très souvent, l'interprétation de cette mise à l'écart pêche par manque de nuance. Tout a été décrit en noir ou en blanc: le départ forcé de Morsi a été ou bien un coup d'Etat contre la démocratie ou, au contraire, une démarche visant à défendre la démocratie.
Au lieu de se rejeter la responsabilité comme ils le font, il me semble que les Egyptiens auraient tout intérêt à se rendre à l'évidence que, dès l'instant où ils ont cessé de coopérer, tout le monde a perdu dans cette affaire.
Depuis le début de la révolution égyptienne, les forces islamistes et laïques ont sans relâche cherché à s'exclure les unes les autres. Le jour où les Frères musulmans ont remporté les élections, ils ont imposé au pays une constitution sans avoir cherché à garantir à ce document le consensus nécessaire à sa réussite, croyant que leur succès électoral était synonyme de carte blanche totale en matière de pouvoir décisionnel. Les islamistes étaient convaincus que leur mandat électoral leur avait donné les pleins droits de transformer les habitudes sociales de la population égyptienne. Sauf que la réalité du pays est tout autre: bien qu'étant un peuple conservateur, les Egyptiens n'apprécient guère que leur gouvernement leur impose des comportements religieux. Plus de 10 millions d'Egyptiens ont donc décidé de descendre dans la rue – un nombre supérieur à celui des foules protestataires qui ont mis Hosni Moubarak hors jeu.
Les laïcs ne sont pas moins récusables
Il y a indéniablement, dans ces mouvements de foule, l'expression de la frustration extrême d'une partie importante de la population égyptienne, qui n'a plus supporté d'être exclue du processus révolutionnaire (par le pouvoir islamiste, ndlr).
L'attitude des acteurs laïcs n'est pas moins récusable. Les partis et les dirigeants laïcs sont, en effet, blâmables d'avoir créé un dangereux précédent lorsqu'ils ont décidé de cesser de travailler avec les islamistes, dans le cadre du système démocratique, et d'en appeler enfin à l'armée. Qu'est-ce qui, à l'avenir, pourra empêcher une autre partie mécontente de l'opinion égyptienne de choisir, elle aussi à son tour, cette option militaire?
Et, en cette étape très critique, les laïcs ne semblent pas vouloir faire le moindre effort pour impliquer les Frères musulmans. Pire encore, avec les mesures répressives prises par l'Armée et les centaines d'arrestations dans les rangs des Frères musulmans, bientôt il n'y aura plus de dirigeants islamistes avec lesquels pourront être discutés les très sérieux défis auxquels l'Egypte est confrontée et pour mettre fin à la crise.
En somme, les islamistes, autant que les laïcs, se trompent totalement s'ils continuent de croire qu'ils pourront construire la nouvelle Egypte tous seuls. Il est hors question que le pays réussisse à s'en sortir dans un système de parti unique. Tout le monde doit se rendre compte que la transition démocratique avait emprunté la mauvaise voie dès le départ. Pour mettre fin à cette situation, toutes les parties devraient cesser de se contrarier inutilement les unes les autres et se mettre à travailler ensemble.
Bien plus que toute autre chose, l'Egypte a besoin d'adopter une déclaration des droits humains qui consacre certains principes fondamentaux.
Ce document devra garantir à tout individu – indépendamment de ses croyances religieuses – le droit de pouvoir servir le gouvernement. Il devra protéger les droits des minorités. Et il devra également garantir l'alternance pacifique au pouvoir. De la même manière qu'il est clairement spécifié dans la constitution américaine, par exemple, aucune loi allant à l'encontre de l'esprit de ce document ne sera adoptée.
Cette déclaration des droits humains peut alors servir de document de base pour la rédaction d'une nouvelle constitution égyptienne. Cette dernière devra être consensuelle, c'est-à-dire qu'elle devra être le produit de négociations engageant toutes les parties, ainsi qu'il a été plus ou moins le cas pour la Tunisie. Cette constitution ne devra en aucun cas être le reflet des seuls souhaits de certains. Ceci demeure le seul moyen de s'assurer qu'aucune force ne sera en position d'exclure les autres ou d'imposer sa vision des choses ou des normes de comportement à la société égyptienne.
Les Frères égyptiens ont de fortes chances législatives
Tout cela doit se faire avant la tenue de nouvelles élections. Il est important de noter, à ce sujet, que le fait que M. Morsi ait été déchu ne signifie nullement que les islamistes sont définitivement mis hors jeu. S'il reste très peu probable qu'un autre candidat islamiste puisse remporter les prochaines présidentielles, les Frères musulmans et les autres partis islamistes ont, en revanche, des chances fortes d'être, à court terme au moins, les vainqueurs des élections parlementaires.
A ce stade du parcours postrévolutionnaire, deux options se présentent à l'Egypte: soit le pays décide d'emprunter la voie tunisienne et de mettre sur pied une coalition gouvernementale plurielle où les tensions peuvent persister mais des progrès peuvent de toute évidence être réalisés; ou il opte pour la voie algérienne de la profonde polarisation et, par conséquent, l'inévitable guerre civile. Le clivage algérien est encore béant aujourd'hui, deux décennies après la décision des islamistes algériens de répondre au déni de leur triomphe électoral légitime par l'insurrection.
Si les acteurs laïcs égyptiens adoptent la position du «gagnant-rafle-toute-la-mise» et que les islamistes refusent de reconnaître leurs erreurs aux commandes du pays, l'Egypte se retrouvera de nouveau à la case-départ. D'ailleurs, même le statu quo ne suffira plus à sauver le pays de la détérioration de la situation politique et économique.
L'Egypte garde encore une chance de pouvoir forger un meilleur destin. La seule voie de salut qui s'offre à ce pays demeure celle où laïcs et islamistes oeuvrent ensemble pour trouver cette issue.»
Il serait fastidieux de reprendre, point par point, la réflexion trop candide et les bons sentiments de M. Muasher, qui renvoie dos-à-dos les islamistes et les laïcs égyptiens. Il convient de dire, tout simplement, que l’islamisme et les islamistes d’Egypte et d’ailleurs ont démontré qu’ils ne sont pas «la solution» pour les pays du Printemps arabe. Au contraire, l’islamisme et les islamistes sont le problème: ils sont incompétents, rétrogrades, réactionnaires et totalitaires. Démolisseurs, aussi, pour que quiconque puisse coopérer avec eux et construire.
Source: ''The Financial Times''.