C’est une confession faite par le fondateur et patron du groupe ‘‘Jeune Afrique’’, dans un grand entretien accordé à son propre magazine (N°2598-2599 du 24 octobre au 6 novembre). Elle vaut son pesant d’or. Ridha Kéfi
Les relations entre les hommes politiques et les journalistes ne sont jamais simples. Les premiers reprochent souvent aux seconds de ne pas prendre le temps de vérifier leurs informations ou de modérer leurs positions. Les seconds reprochent aux premiers de ne pas écouter assez leurs adversaires ou réfléchir aux conséquences de leurs actes. Mais les uns apprennent souvent des autres, mais si peu d’entre eux le reconnaissent publiquement.
Le doyen des journalistes tunisiens, le plus célèbre d’entre nous, Béchir Ben Yahmed, fondateur et patron du groupe ‘‘Jeune Afrique’’, vient de faire une intéressante confession à ce propos dans le grand entretien (13 pages) qu’il a accordé à son propre magazine à l’occasion de son 50ème anniversaire (Jeune Afrique N°2598-2599 du 24 octobre au 6 novembre 2010).
M. Ben Yahmed avoue s’être trompé au sujet des islamistes qu’il avait pris, un moment, pour des sortes de communistes, «intègres» et «détachés de l’argent». Ce qui l’«a impressionné» et l’«impressionne toujours», a-t-il cru devoir ajouter, au risque de nous faire sourire. M. Ben Yahmed a donc estimé, dans une vie antérieure, que les islamistes étaient des gens fréquentables et qu’on pourrait éventuellement dialoguer avec eux. «Au début j’ai été sensible à leur combat», souligne-t-il. Ce qui, et il l’admet aujourd’hui, fut une grande erreur.
L’«intégrité» et le «détachement de l’argent» – et M. Ben Yahmed l’admettra sans doute aussi – sont loin d’être des arguments susceptibles de justifier une telle erreur d’appréciation: les dogmatiques et les exaltés sont souvent des personnes «intègres» et «détachés de l’argent», car leurs motivations sont plus idéologiques que matérielles, ce qui les rend d’autant plus dangereux.
En fait, l’erreur de M. Ben Yahmed vient du fait qu’à un moment donné de sa carrière – et je peux en témoigner pour l’avoir côtoyé en travaillant douze ans durant sous sa direction –, il s’est confiné – ou fourvoyé? – dans une sorte d’occidentalo-centrisme qui l’a coupé peu à peu des réalités du monde arabo-islamique, y compris de la situation tunisienne.
M. Ben Yahmed avoue aussi qu’en matière d’islamisme, il a un maître à penser: le Président Zine El Abidine Ben Ali, qui lui a «ouvert les yeux» sur la «duplicité» de ces derniers, dont la modération affichée n’est, en vérité, qu’une tactique (ou un leurre) au service d’une stratégie de prise de pouvoir.
Nous publions ici un extrait de l’entretien de M. Ben Yahmed relatif à cet épisode intéressant de l’histoire de la Tunisie et de ‘‘Jeune Afrique’’, le magazine panafricain qui avait prêté, dans les années 1980, une tribune aux islamistes d’Ennahdha.
Jeune Afrique: N’avez-vous pas sous-estimé la force montante des extrémistes islamiste et d’Al-Qaïda ?
Béchir Ben Yahmed: Oui, et le seul qui m’a corrigé là-dessus, c’est le président Ben Ali. Au début j’ai été sensible à leur combat. Avec leur petite internationale, je les ai tout de suite comparés aux communistes. Quand ils venaient me voir à Tunis ou à Paris, ils se déplaçaient toujours par deux, comme les communistes: l’un surveillait l’autre, témoignerait le cas échéant pour ou contre lui. Ils m’ont paru intègres et détachés de l’argent. Cela m’a impressionné, cela m’impressionne toujours.
Et les gens d’Ennahdha?
Oui, et en un beau jour, en 1990, leur chef, Rached El Ghannouchi, qui avait été interviewé par Hamid Barrada dans les locaux de Jeune Afrique, est venu me voir et m’a dit: «Je veux me réconcilier avec Ben Ali. Pouvez-vous m’aider à organiser ça?» À l’époque il été déjà en l’exil à Paris et à Londres. Il m’a séduit et j’ai accepté de faire quelque chose.
J’ai téléphoné de Paris à Ben Ali. Je lui ai dit: «Ghannouchi me dit être prêt au dialogue, est-ce que vous acceptez de le voir?» Il m’a dit: «Je ne veux pas parler de ça au téléphone, venez me voir.» Ce que j’ai fait. Il m’a alors dit: «Si Béchir, vous-vous trompez complètement. Ghannouchi se présente comme un modéré, il veut vous faire croire qu’il est modéré. Mais, il n’y a pas d’islamiste modéré! Cela n’existe pas. Ou ils font semblant d’être modérés, et c’est de la duplicité, ou bien ils le sont, et alors ils se font éliminer.» Et il m’a ouvert les yeux. J’ai constaté par la suite qu’il avait raison sur ce plan. Ben Ali est un connaisseur, un vrai expert en matière d’islamisme.»