Coup de génie politique ou grand saut dans l'inconnu, la première grande décision de Mustapha Ben Jaâfar à la tête de l'Assemblée nationale constituante (ANC) est loin de faire l'unanimité. Ses adversaires se comptent désormais parmi ses amis.
Par Yüsra N. M'hiri
M. Ben Jaâfar a annoncé, hier, le gel des travaux de l'ANC, en attendant une solution pour sortir la Tunisie de la crise politique actuelle. En fait, il voulait obliger les adversaires politiques à se remettre autour de la table du dialogue.
Le secrétaire général adjoint de l'UGTT, Samir Cheffi, juge cette décision d'étape positive, dans la mesure où elle ouvrira la porte au dialogue, qui permettra de trouver des solutions appropriées à la situation de blocage politique dans le pays. Il faut dire que M. Ben Jaâfar, ancien dirigeant syndical lui-même, a appelé à une reprise du dialogue politique sous l'égide de l'UGTT.
Un aveu d'échec
Béji Caid Essebssi, le président de Nida Tounes, principal parti d'opposition, membre du Front de salut national, en tête des sondages d'opinion depuis plusieurs mois, a affirmé que la seule solution acceptable, c'est la dissolution de l'Assemblée et du gouvernement provisoire et l'organisation d'élections sous la supervision d'un gouvernement neutre.
Maya Jeribi, secrétaire général du Parti républicain (Al-Joumhouri), considère la décision de M. Ben Jaâfar comme un aveu d'échec, mais que cela reste insuffisant.
Noomane Fehri, le député d'Al-Joumhouri, retiré de l'ANC, a demandé à M. Ben Jaâfar de démissionner, puisqu'il n'a pas réussi à tenir ses promesses.
Mongi Rahoui, député du Front populaire, préfère prendre du recul par rapport à la décision du président de l'Assemblée, qui a décidé seul, et sans se concerter avec le parti islamiste Ennahdha qui domine l'ANC et la coalition tripartite au pouvoir. Selon lui, il faut attendre pour connaître la position du Conseil de la Choura d'Ennahdha pour se prononcer... M. Rahoui souligne, par ailleurs, le déficit de confiance entre son parti, Al-Watad, membre du Front populaire, et les partis au pouvoir. Il estime, par ailleurs, que la solution consiste à répondre à la demande du peuple: «Dissolution de l'ANC».
Karima Souid, députée de la Voie démocratique et sociale (Al-Massar), explique que l'Assemblée est «suspendue de fait» puisque le retrait de plusieurs dizaines d'élus (entre 60 et 70) a fait que le quorum pour les réunions du bureau de l'ANC ne peut plus être atteint, et que le bureau ainsi bloqué ne peut plus appeler aux différents travaux, dont les plénières. Elle estime donc que Mustapha Ben Jaâfar n'a rien fait de spécial. Il a seulement pris acte de la situation : l'Assemblée ne peut plus fonctionner.
Trop peu, trop tard
Le professeur de droit constitutionnel, Kais Saïed, a déclaré, de son côté, que la suspension des travaux de l'ANC est illégale et ne relèvent pas des prérogatives de Mustapha Ben Jaâfar. Ce dernier ayant été élu par ses collègues peut être démis par ces derniers, a-t-il estimé. «Les institutions du pays ne sont pas la propriété privée de M. Ben Jaâfar pour qu'il décide tout seul de les fermer ou de les ouvrir. Elles appartiennent au peuple», a-t-il expliqué.
Restent les fameuses Ligues de protection de la révolution (LPR), milices violentes au service du parti Ennahdha. Fidèles à leur opposition à... l'opposition, elles ont qualifié la décision de M. Ben Jaâfar de «coup d'Etat» et de «trahison», et appelé leurs partisans et «les Tunisiens honnêtes» à se rendre à Bardo pour mettre en échec le «Sit-in du Départ», qui a réuni, hier, plus de 200.000 Tunisiens et Tunisiennes appelant à la dissolution de l'ANC et du gouvernement provisoire et à la mise en place d'un gouvernement de salut nationale pour gérer les affaires courantes, relancer la machine économique et organiser les prochaines élections législatives.
Sans surprise, la décision de M. Ben Jaâfar est violemment critiquée par ses alliés d'Ennahdha et du Congrès pour la république (CPR), à l'instar des députés Maherzia Labidi, Samir Ben Amor et autres Walid Bannani... Le président du groupe parlementaire du CPR à l'ANC, Haithem Ben Belgacem, s'est vexé du fait que M. Ben Jaafar ait pris une décision individuelle, sans consulter les présidents des groupes parlementaires.
En fait, le président de l'ANC, en perte de vitesse dans les sondages, lui en son parti (Ettakatol), semble avoir compris qu'il doit se replacer au coeur du jeu politique pour espérer reprendre la main. Son allégeance inconditionnelle à Ennahdha lui a fait perdre beaucoup de terrain qu'il essaie de gagner de nouveau en montrant ainsi sa distance et sa différence. «Trop peu, trop tard», disent cependant ses adversaires.