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Inviter les ténors de la politique et de l'économie à parler des difficultés du pays ne peut qu'aider à diagnostiquer le mal et à trouver les remèdes adéquats, redynamiser les relations avec les partenaires étrangers et redresser la barre.

Par Zohra Abid

La crise actuelle en Tunisie est la plus grave que le pays ait connu depuis le milieu des années 1980. Mais la partie n'est pas perdue. Pour peu que l'on enlève les dossiers lourds de l'économie aux tâcherons et qu'on les confie aux véritables compétences. Il faut aussi un Etat fort, une justice indépendante, une société civile vigilante et une politique claire privilégiant les intérêts du pays à ceux des partis, des groupes et des individus.

C'est la conclusion d'une journée d'information et de débat organisée, mercredi 6 novembre, à l'hôtel Sheraton à Tunis, par la société Comatral, sous l'égide de l'ambassade de Belgique à Tunis.

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Mahmoud Ben Abbes.

Rassurer, rassurer et rassurer

Deux interventions, l'une consacrée à la thématique économique et l'autre à la politique, ont introduit le débat auquel ont participé des universitaires, économistes, fiscalistes, banquiers et autres opérateurs économiques.

L'objectif de cette rencontre était de «rassurer notamment les investisseurs belges sur la situation socio-économique prévalant en Tunisie et qui, malgré les troubles socio-économiques existants, demeure favorable au développement des investissements étrangers et présenter les opportunités qui se présentent pour le développement des échanges économiques entre les deux pays, comme le bâtiment, l'infrastructure, l'industrie agroalimentaire...», a relevé, dans son discours inaugural, le Tuniso-belge Mahmoud Ben Abbes, Pdg de TNT/Comatral Tunisie depuis 2012, conseiller en commerce extérieur et diplomatie du royaume belge, et spécialiste en fiscalité et comptabilité.

Selon M. Ben Abbes, il est nécessaire, en cette période délicate, «de rencontrer nos partenaires comme ceux de la Belgique, 6e partenaire commercial et 4e investisseur étranger en Tunisie, avec 261 entreprises (dont 197 sous le régime off shore) et qui emploient plus de 10.000 personnes.»

«Malgré les difficultés, nos amis belges se sont montrés compréhensifs et continuent d'exprimer leur volonté de soutenir les Tunisiens dans cette étape de transition», a ajouté M. Ben Abbes.

Patrick De Beyter, ambassadeur de Belgique à Tunis depuis 2011, a, de son côté, passé en revue les relations historiques de coopération entre les 2 pays. Ces relations remontent au «Traité d'amitié, de commerce et de navigation, signé par Ahmed Pacha Bey et le roi de Belgique Léopold Premier le 14 octobre 1839», a indiqué l'ambassadeur, ajoutant que la Belgique compte beaucoup sur cette rencontre des compétences tunisiennes pour mieux coopérer, renforcer les contacts, enrichir les connaissances et impulser les partenariats d'affaires.

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Patrick De Beyter.

«Depuis 2000, il y a eu des visites bilatérales, des partenariats entre les communautés et les universités; et nous ne pouvons qu'aider la Tunisie qui passe par un très importante phase de son histoire», a notamment ajouté M. De Beyter.

Dissiper les malentendus

Hedi Ben Abbes – universitaire, ancien directeur général d'une entreprise de transport à Marseille (France), président fondateur de l'association France Avenir et ancien dirigeant du Congrès pour la république (CpR) et du gouvernement Hamadi Jebali – a mis l'accent, de son côté, sur le volet politique. Il a estimé que ramener les hommes à dialoguer, à s'expliquer et à essayer de dissiper leurs divergences et surmonter les difficultés actuelles est une bonne chose.

«Il n'est pas facile de diagnostiquer la situation changeante en Tunisie et qui évolue d'une minute à l'autre. On ne peut vraiment en dresser un tableau objectif et il faut être prudent à cet égard. Car passer d'un régime dictatorial à un autre démocratique est une oeuvre difficile et de longue haleine. Pour cela, nous devons compter sur les hommes qui ont des programmes et qui sont capables de gérer convenablement le pays pour les années à venir. Sinon, la révolution ou plutôt le soulèvement n'aura servi à rien», a expliqué M. Ben Abbès, qui, comme à son habitude, en dit toujours beaucoup, sans en donner l'air. Car on pourrait déduire de sa déclaration qu'il a des doutes sur les capacités de l'actuel gouvernement à relever les défis auxquels fait face le pays.

Paraphrasant Antonio Gramsci, M. Ben Abbes a expliqué que l'ancien régime n'est pas encore mort et que le nouveau tarde encore à naître. «L'accouchement est en cours. Pour créer des institutions, il faut passer par des étapes. Aujourd'hui, ce sont des balbutiements et nous sommes encore loin de la naissance d'un nouveau système démocratique», a-t-il expliqué.

Pour illustrer son analyse, M. Ben Abbes a pris l'exemple des pays de l'Amérique Latine qui ont connu des révolutions à la fin des années 1970 et qui ont dû attendre plusieurs années avant de pouvoir reprendre réellement les choses en main.

«Il nous faut encore une bonne dizaine d'années voire plus pour construire l'édifice d'une Tunisie démocratique, pierre par pierre. Et nous ne pouvons pas, pour le moment, faire comme la Belgique, qui peut rester plusieurs mois sans gouvernement et sans que l'Etat ne vacille», a encore expliqué M. Abbès, appelant à une reprise urgente du dialogue national, suspendu depuis le 4 novembre. D'autant que la situation dans le pays ne supporte plus l'incertitude politique. Et l'intervenant de rappeler, à ce propos, l'impatience des hommes d'affaires, les attentes des régions laissées pour compte, les angoisses des citoyens et leurs frustrations face à l'insécurité, l'inflation et la réduction de leur pouvoir d'achat.

«Il y a partout des soubresauts. Nous passons par des moments difficiles et nous devons éviter de tomber dans l'optimisme béat. Car la démocratie n'est pas un vain mot et elle ne se construit pas seulement par le discours. Elle a besoin de consensus et de dialogue. Et notre peuple, qui y est habitué, peut régler ses conflits sans avoir recours au kalachnikov», a encore ajouté M. Ben Abbès.

Pour un gouvernement collégial

Tout en se félicitant que le dialogue national ait pu démarrer, le conférencier a ajouté, qu'au-delà du formalisme politique, il convient de connaître les enjeux et d'éviter les pièges. Parmi ces pièges : la trop forte personnalisation du pouvoir qui phagocyte le débat politique.

«Le débat tourne souvent autour des personnes. Et non des institutions, des visions et des programmes. Le dialogue existe, certes, mais on ignore encore où va la Tunisie. Les enjeux de la sécurité, du développement économique et de la transition politique font du surplace», a déploré M. Ben Abbès. «Sans verser dans le pessimisme, enchaine-t-il, on assiste à une montée du terrorisme. Ce phénomène ne risque pas de déstabiliser le pays, mais nous devons y prendre garde. Car nous n'avons pas encore fondé des institutions solides capables d'y faire face durablement. Et pour cela, la classe politique, qui est encore engluée dans la personnalisation du pouvoir, doit être capable d'avancer vers un consensus fort».

La manière dont le pays a été gouverné au lendemain de la révolution est pour beaucoup dans les difficultés politiques actuelles, car elle n'était pas adaptée aux exigences de la transition, estime M. Ben Abbès.

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Jalloul Ayed.

«La Tunisie ne peut être gouvernée que d'une manière collégiale, car il n'y a pas aujourd'hui de parti jouissant d'une majorité écrasante. Or, il faut tout réformer : la santé, l'enseignement, la fiscalité..., tout en évitant les troubles sociaux qui entravent la transition. Aucun parti n'est capable de réussir seul. D'où la nécessité d'un consensus politique permettant une gouvernance collégiale», a conclu le conférencier, tout en avertissant les protagonistes politiques contre la tentation de se laisser entraîner par des calculs étriqués, en relation avec la prochaine échéance électorale.

Que l'Etat soit partenaire de l'investisseur privé

L'économiste Jalloul Ayed, ancien ministre des Finances dans le gouvernement Béji Caïd Essebsi, a dressé, quant à lui, l'état des lieux de l'économie tunisienne et proposé quelques solutions.

Même si la transition a pris plus de temps que prévu, avec 5 gouvernements en moins de 3 ans, la partie est encore jouable pour une reprise des affaires et une relance de l'économie.

«Nous avons passé 2 ans sans nous occuper des facteurs économiques ayant provoqué la révolution. Le pays compte 850.000 chômeurs dont plus de 350.000 diplômés et le chômage frappe jusqu'à 40% de la population dans certaines régions. Il fallait, dès le début, s'occuper des priorités. Cela n'a pas été fait. N'empêche, je reste optimiste», a indiqué M. Ayed.

«Il nous faut un gouvernement fort pour assurer la stabilité, une justice indépendante et équitable, une société civile forte et dynamique... L'émergence de la société civile ces derniers temps est un très bon signe», a ajouté l'expert en finances.

M. Ayed pense qu'«il faut redéfinir le rôle de l'Etat, qui doit changer de politique et devenir un partenaire des privés. C'est le seul moyen pour donner un nouveau souffle à l'économie et lui permettre d'absorber le chômage, voire l'éradiquer, ce qui n'est pas impossible».

L'investissement étant l'épine dorsale de toute relance économique, tout doit être fait pour rétablir la confiance, lever les obstacles, rétablir la sécurité, améliorer le climat des affaires et encourager les initiatives. Seule une reprise de l'investissement privé pour aider à créer des richesses et réduire le chômage.

«Les dépenses publiques ne peuvent pas apporter la bonne la réponse. Pour une croissance forte, il faut de nouvelles orientations susceptibles d'encourager les investisseurs privés», a dit M. Ayed, par allusion aux politiques publiques expansionnistes de l'actuel gouvernement (recrutements tout azimut, augmentations salariales, maintien des subventions, etc.), qui grèvent les déficits publics, alourdissent l'endettement extérieur et aggravent l'inflation, sans pour autant relancer l'économie.

Tout en regrettant que «l'Etat n'ait pas consacré, dès le lendemain de la révolution, une partie du budget aux régions de l'intérieur pour faire sentir clairement aux habitants de ces régions qu'il y a eu un changement dans la politique de l'Etat», M. Ayed estime qu'il n'est jamais trop tard pour se rattraper, même si la marge de manoeuvre financière s'est beaucoup réduite entre-temps.

En aidant les régions, on renforce la stabilité, la sécurité, l'équité et la justice. Et c'est ce que demandent généralement les investisseurs.

Pour peu que ses dirigeants politiques comprennent cette équation où l'économique et le politique se renforcent – ou s'affaiblissent – mutuellement, la Tunisie pourrait sortir de la crise en attirant des investissements, en absorbant le chômage et en garantissant la stabilité propice à la paix et à la prospérité de ses populations.