L'Ong indépendante International Crisis Group (ICG) vient, elle aussi, rejoindre ce groupe, de plus en plus nombreux, d'observateurs étrangers qui n'ont jamais cessé, depuis quelque temps déjà, de tirer la sonnette d'alarme sur ce qui se passe dans notre pays.
Pour ICG, il y a bel et bien une crise profonde en Tunisie. Pêle-mêle, l'Ong énumère la liste interminable de ces plaies dont souffre la révolution du 14 janvier 2011.
Il s'agit surtout d'une situation sécuritaire inquiétante, d'attentats jihadistes, de pays et d'opinion distendus, de trafic en tous genres (y compris celui des armes et des produits illicites qui traversent des frontières poreuses et circulent aisément à travers le territoire national), d'un Etat affaibli qui n'arrive pas à faire face au phénomène nouveau de l'islamo-banditisme, d'une classe politique qui n'a jamais su trouver de terrain d'entente pour sauver ce qui reste encore à sauver...
Bref, un état des lieux tout-à-fait désolant, un long chapelet d'échecs, à imputer surtout aux islamistes d'Ennahdha, dont l'accession au pouvoir, fin 2011, n'a pas été une bonne nouvelle pour le pays.
Nous publions, ci-dessous, une synthèse de ce rapport n° 148 d'ICG qui a pour titre «La Tunisie des frontières: jihad et contrebande»...
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«La Tunisie plonge à intervalles réguliers dans des crises politiques dont le lien avec la dégradation de la situation sécuritaire est chaque jour plus évident. Bien que de faible intensité, les attentats jihadistes augmentent à un rythme alarmant, choquant la population, alimentant les rumeurs les plus confuses, affaiblissant l'Etat et polarisant toujours davantage la scène politique. Coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha et opposition séculariste se renvoient la balle et politisent la sécurité publique au lieu de contribuer à l'assurer.
L'armée nationale est déployée dans les zones montagneuses du nord et du centre ouest.
Capacités de nuisance du jihadisme et corruption
Pendant ce temps, le fossé se creuse entre la Tunisie des frontières, poreuse, frondeuse, lieu de jihad et de contrebande, et la Tunisie de la capitale et de la côte, préoccupée par la perméabilité d'un territoire national qu'elle semble redouter à défaut de vouloir mieux connaitre pour pouvoir réduire les risques.
Par-delà l'effort indispensable pour résoudre la crise politique, acteurs tunisiens toutes tendances confondues se doivent de mettre en œuvre des mesures socioéconomiques et sécuritaires pour réduire la porosité des frontières.
Le vide sécuritaire qui a suivi le soulèvement de 2010-2011 contre le régime de Ben Ali – ainsi que le chaos provoqué par la guerre en Libye – explique largement l'augmentation inquiétante du trafic transfrontalier. Si celui-ci constituait depuis longtemps déjà la seule source de revenus de nombreux habitants des régions frontalières, l'introduction sur le territoire national de produits dangereux et rentables (stupéfiants et armes à feu) est une nouveauté préoccupante (...) Ce phénomène renforce les capacités de nuisance des jihadistes tout en augmentant la corruption de certains agents de contrôle.
Il ne s'agit pas de tomber dans l'exagération ou de politiser ces nouveaux développements. En particulier, et contrairement à une idée reçue, le matériel militaire en provenance de Libye n'a pas submergé le pays. Mais il ne s'agit pas non plus de sous-estimer cette évolution. La guerre libyenne a de toute évidence entrainé des répercussions sécuritaires et la présence de groupes extrémistes armés aux frontières, déjà passés à l'action contre la garde nationale, l'armée et la police, pose des défis considérables que le retour des combattants tunisiens du front syrien amplifie.
Développement de l'«islamo-banditisme»
De même, les soubresauts du soulèvement tunisien et de la guerre en Libye ont entrainé la réorganisation des cartels de la contrebande – affairistes à la frontière algérienne et tribaux à la frontière libyenne – diminuant le contrôle précédemment exercé par l'Etat et ouvrant la voie à des trafics bien plus dangereux.
Autre phénomène : criminalité et islamisme radical tendent à devenir indissociables dans les zones périurbaines des principales villes du pays ainsi que dans certains villages déshérités. Le développement de cet «islamo-banditisme» pourrait à terme créer les conditions propices à une montée en puissance de groupes mixtes (jihadistes et criminels) dans les filières de contrebande transfrontalière, voire à une collaboration active entre cartels et jihadistes.
La solution aux problèmes frontaliers passe évidemment par des mesures sécuritaires, mais celles-ci ne suffiront pas. En effet, quelle que soit la sophistication technique du dispositif de contrôle frontalier, les habitants des zones limitrophes, organisés en véritables réseaux et comptant parmi les populations les plus pauvres du pays, resteront en mesure de faciliter et d'empêcher le passage de marchandises et d'individus. (...)
Circulation de combattants jihadistes et trafic d'armes et de stupéfiants deviennent ainsi les otages de négociations informelles entre barons de l'économie illicite et représentants de l'Etat. Depuis la chute du régime de Ben Ali, celles-ci ont de plus en plus de mal à aboutir. Ces difficultés de dialogue contribuent à relâcher le maillage sécuritaire et affaiblir le renseignement humain indispensable pour endiguer la menace jihadiste ou terroriste.
Dans un contexte national et régional incertain, restaurer la confiance entre partis politiques, Etat et habitants des frontières est tout aussi indispensable au renforcement de la sécurité que l'intensification du contrôle militaire dans les endroits les plus poreux.
A plus long terme, seul un consensus minimal entre forces politiques sur l'avenir du pays permettra une approche réellement efficace. Sur ce front-là, et à l'heure où ces lignes sont écrites, la sortie de crise ne semble pas immédiate: les discussions sur la composition du futur gouvernement, la Constitution ainsi que la loi électorale et l'instance chargée d'organiser le futur scrutin s'enlisent. A défaut d'une issue favorable, la polarisation risque de se renforcer et la situation sécuritaire de s'empirer, chaque camp accusant l'autre d'exploiter le terrorisme à des fins politiques. Les divisions ainsi suscitées empêcheront en retour la mise en place d'une véritable stratégie de lutte contre le jihadisme. Briser ce cercle vicieux exige de surmonter la crise de confiance entre alliance gouvernementale et opposition.
Pour autant, l'impasse actuelle ne devrait en rien exclure des avancées immédiates et parallèles sur le volet sécuritaire, au contraire. Travailler en commun sur les moyens de renforcer le contrôle des frontières, améliorer les relations entre autorité centrale et habitants des régions limitrophes et affermir les relations intermaghrébines: voilà des chantiers qui ne pourront être totalement menés à bien qu'avec la résolution des conflits politiques sous-jacents mais que les acteurs tunisiens n'ont en attendant le luxe ni d'ignorer, ni de négliger. »
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Il est clair, donc, que le bilan nahdhaoui est une catastrophe entière. La Tunisie du 14 janvier, par «la faute» des urnes du 23 octobre 2011, est aujourd'hui piégée et minée. S'en relèvera-t-elle? Y reste-t-il un soupçon d'espoir pour ceux qui ont cru, au lendemain du départ de Ben Ali, qu'il leur était permis de rêver en des jours meilleurs? Peut-on éradiquer la gangrène islamiste? Peut-on éviter le suicide collectif, à nous-mêmes et à nos enfants?
Marwan Chahla