Les motivations des émeutes de vendredi soir, dans certaines banlieues de Tunis, restent mystérieuses, et posent un certain nombre de questions. Car si le profil des émeutiers est connu, leurs commanditaires restent à démasquer.
Par Ridha Kéfi
Les émeutes qui ont eu lieu, cette semaine, dans la plupart des régions du pays, étaient justifiées par les nouvelles taxes imposées par la loi des finances 2014. On sait maintenant – et les services du ministère de l'Intérieur et les militants syndicaux dans les régions l'ont bien noté – que des éléments s'étaient infiltrés parmi les manifestants pour s'attaquer aux établissements publics, et, surtout, aux postes de police et aux recettes des finances.
Quelques agences de banques et bureaux du parti islamiste Ennahdha ont également subi la foudre de ces casseurs professionnels.
Le centre frontalier de Bouchebka, dans le gouvernorat de Kasserine, a aussi été attaqué par des dizaines de délinquants armés de fusils de chasse. Il y a eu un mort parmi les assaillants et plusieurs blessés parmi les agents de l'ordre. Les dégâts matériels sont, partout, importants. Et les tensions restent vives partout dans le pays.
Reste que ces événements, dont la soudaineté, l'ampleur et les cibles posent mille et une questions, méritent d'être analysés.
Salafistes et délinquants : même combat
D'abord, la suspension par le gouvernement des mesures fiscales ayant provoqué le gros des manifestations aurait dû se traduire par une baisse immédiate des tensions. Or, il n'en fut rien. Car si les professionnels du transport et les agriculteurs se sont calmés, d'autres groupes ont maintenu la pression et on a même vu les émeutes prendre une tournure franchement violente.
Mehdi Jomaâ commence son mandat sous les plus mauvais auspices: qui cherche à saboter le nouveau chef du gouvernement?
Qui sont donc ces casseurs et incendiaires qui ont sévi vendredi jusqu'à une heure tardive de la nuit?
En fait, il n'est pas difficile d'identifier leur profil. Selon les agents de l'ordre, il y aurait un mélange assez curieux de délinquants, qui cherchent à s'attaquer aux recettes des finances, agences de banques et autres boutiques commerciales pour les piller, et d'éléments extrémistes religieux, dont les seules cibles restent les agents de l'ordre et les postes de police.
Ces deux catégories ont même semblé, dans certains quartiers, manoeuvrer en parfaite harmonie, dans une sorte d'orchestration où chaque groupe jouait sa partition, les salafistes jihadistes trouvant un précieux appui chez les délinquants.
Les uns et les autres ont, on le sait, appris à se connaître et à s'apprécier dans les prisons, sous l'ancien régime, et ils coopèrent aujourd'hui pour essayer de créer le chaos dans le pays. Leurs intérêts objectifs et leurs stratégies se rejoignent. D'où leurs cibles communes : les postes de police, pour s'attaquer au «taghout» (pouvoir mécréant), et, éventuellement, voler les armes qui y sont déposées, et les recettes des finances, pour subtiliser l'argent et l'or qui serviraient à financer le jihadisme des uns et le grand banditisme des autres. Ces deux activités sont, d'ailleurs, désormais, complémentaires, les trafics de toutes sortes (drogue, armes, produits subventionnés, marchés parallèles, etc.) étant aujourd'hui l'apanage d'une coterie où chefs terroristes et bandits des grands chemins se partagent le butin.
Aux yeux de ces deux catégories de hors-la-loi, le «taghout» (pouvoir mécréant) est représenté par les forces de l'ordre. D'où l'acharnement des salafistes jihadistes d'Ansar Charia et des gros pontes de la contrebande contre la police, la garde nationale, l'armée et tous les corps constitués, qui représentent les piliers de l'Etat et l'incarnation de sa violence légitime, mais aussi le symbole de la stabilité et de l'ordre.
Les recettes des finances, autre cible privilégiée des casseurs, symbolisent, quant à elle, aux yeux de ces ennemis de la stabilité et de l'ordre, l'autre pilier de l'Etat, car elles collectent l'impôt nécessaire à son bon fonctionnement.
Des accointances et des collusions
Cela dit, on pourrait aussi s'interroger sur le timing des émeutes, qui ont pris de l'ampleur quelques heures après l'annonce de la démission du chef du gouvernement provisoire, Ali Larayedh, par ailleurs dirigeant du parti islamiste Ennahdha, et la nomination officielle de Mehdi Jomaâ, technocrate sans appartenance politique, chargé de former un cabinet restreint de compétences nationales indépendantes.
Cette passation de pouvoir n'est pas, on l'imagine, pour plaire à tout le monde. Les Nahdhaouis, qui font semblant d'accepter leur départ du Palais de la Kasbah, en jouant aux grands démocrates soucieux de l'intérêt supérieur du pays, savent qu'en sortant ainsi par la petite porte, ils auraient beaucoup de mal à revenir, prochainement, par la grande porte des élections.
Leur crainte serait donc de voir le nouveau cabinet réussir à renverser la vapeur, à calmer les esprits, à rétablir la stabilité et à relancer la machine économique. En d'autres termes, la réussite de Mehdi Jomaâ, qui va bénéficier bientôt d'un grand soutien, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, pourrait sceller définitivement leur échec. L'image d'Ennahdha serait alors associée, dans l'esprit des électeurs tunisiens, à l'instabilité, à la violence politique, à l'incompétence et à la crise économique et sociale.
De là à penser que quelques ultras du parti islamiste ont appuyé sur un bouton pour mettre de l'huile sur le feu, il y a un pas que beaucoup d'analystes ont déjà fait.
Il serait difficile, en effet, d'accuser Hamma Hammami, le Front populaire, l'UGTT, Nida Tounes et autres mafias liées à l'ancien régime d'être derrière les émeutes violentes d'hier, d'autant que, d'un côté, le départ programmé d'Ennahdha est, pour les forces de l'opposition, une très bonne nouvelle qui se fête plutôt en sabrant le champagne, et que, d'un autre côté, l'identité idéologique de nombreux émeutiers ne fait aucun doute : ce sont des islamistes, salafistes jihadistes d'Ansar Charia ou autres.
S'il faut d'autres preuves, les pages islamistes dans les réseaux sociaux en fournissent à foison, car elle soutiennent tapageusement les émeutes violentes et encouragent les émeutiers à s'attaquer au... «taghout».
On ne peut, certes, accuser Ennahdha d'essayer d'instaurer le désordre dans le pays pour empêcher la passation du pouvoir, comme le font certains sans preuves tangibles, mais ce parti étant une véritable auberge espagnole où les islamistes les plus modérés (du genre Samir Dilou) coexistent en parfaite harmonie avec les extrémistes fervents défenseurs d'Ansar Charia (à l'image de Habib Ellouze ou Sadok Chourou), on ne peut sérieusement écarter l'hypothèse que l'aile dure de ce parti ait décidé de... lâcher les loups.
En politique, on le sait, il y a rarement des coïncidences, mais souvent des accointances et des collusions.