Neji Djelloul, universitaire spécialiste d'histoire de l'islam, qui vient de rejoindre Nida Tounes, estime que le rapprochement idéologique entre les islamistes et les néo-conservateurs américains est dangereux.
Propos recueillis par Zohra Abid
Kapitalis : Les Américains ont-ils vraiment soutenu les islamistes tunisiens au lendemain de la révolution?
Neji Djelloul : Mais ils continuent encore de les soutenir. Je parle ici des néo-conservateurs américains. Je m'explique: il y a eu un rapprochement idéologique et politique depuis 2002-2003 entre les néo-conservateurs américains et les mouvements islamistes à travers le monde. Il faut dire que la Turquie a joué aussi un rôle fondamental dans ce rapprochement fondé sur une communauté d'idées et d'intérêts.
En quoi ces idées sont-elles dangereuses ?
Elles sont toutes porteuses du même projet politique fondé sur la destruction de l'Etat-providence, le désengagement de l'Etat et le remplacement des œuvres sociales et caritatives de l'Etat.
Les islamistes et les néo-conservateurs américains ont un même projet politique et économique, qui réside dans la destruction de l'Etat jacobin et des Lumières, celui du 19e siècle en France.
Ont-ils le projet de détruire un modèle d'Etat ou l'Etat lui-même?
Leur projet est de réduire au maximum le rôle de l'Etat et de créer en revanche une société civile religieuse (en se basant sur les actions caritatives et de défense de la vertu).
Les néo-conservateurs américains comme les islamistes mettent l'accent sur les valeurs de la famille et de la religion.
D'ailleurs, on a vu comment les députées islamistes ont réagi, l'été dernier, contre le projet de loi mettant un terme aux réserves tunisiennes au Cedaw (convention des Nations Unis sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, qui stipule l'égalité juridique de l'homme et de la femme, NDLR)*.
Au fond, ils sont tous contre les droits de la femme. Et là, je confirme: il existe réellement une forme d'alliance entre les néo-conservateurs américains et les islamistes.
Comment faire barrage à ce projet de destruction de l'Etat-providence?
Il faut que les démocrates, les progressistes et libéraux tiennent à leur projet d'Etat démocratique et social. Il faut renforcer les bases de l'école républicaine, consolider son rôle d'ascenseur social, militer pour les valeurs de solidarité, de partage et de la santé pour tous, opposée à celle que proposent les riches aux riches. Et là, je reviens une expression qui revient souvent dans les discours de Bourguiba: «La joie de vivre». Cette joie de vivre, qui doit être au coeur de notre projet, les empêchera (les islamistes, NDLR) à arriver à leur fin. Et, à ce propos, je ne peux que positiver.
* Le gouvernement Béji Caid Essebsi avait adopté en conseil ministériel, le 16 août 2011, un décret-loi pour la levée des réserves émises par la Tunisie sur la Cedaw lors de sa ratification en 1985. Ce décret-loi n'a cependant pas été adopté depuis. Car le gouvernement islamiste, dès son installation, a refusé de le ratifier et ses alliés pseudo-laïques (Ettakatol et CpR) n'ont pas bougé le petit doigt pour le faire changer d'avis.