La justice transitionnelle a été jusque-là un véritable «fourre-tout» dans lequel les acteurs de l'après-14 janvier 2011 puisent, à leur convenance, les armes et les arguments qui servent leurs intérêts politiques.
Par Marwan Chahla
Installée en Tunisie depuis quelque temps, la libanaise Violette Daguerre, présidente de la Commission arabe des droits de l'Homme (CADH), a décidé, de faire entendre sa voix plus qu'à l'accoutumé pour dire toute son inquiétude, ses craintes sérieuses et son impatience face au retard pris par la justice transitionnelle dans notre pays, pour dénoncer les maladresses et mauvaises pratiques de ce «passage obligé» de la période post-révolutionnaire et mettre en garde contre les risques de dérapage.
Violette Daguerre (capture d'écran).
La présomption d'innocence
Invitée, avant-hier, de l'émission ''Ness Nessma News'', Violette Daguerre a, d'entrée de jeu, mis les points sur les «i» en rappelant que, dans des circonstances normales, une personne est présumée innocente jusqu'à la preuve du contraire, taclant ainsi cette fâcheuse habitude que l'on aurait à parler trop facilement de coupable chaque fois que sont évoqués les noms d'anciens responsables de l'ère Ben Ali.
Ali Seriati, ancien chef de la sécurité présidentielle.
Cette règle élémentaire, déplore-t-elle, n'a pas toujours été respectée. Et cette légèreté avec laquelle les politiques et les journalistes, innocemment ou intentionnellement, ont traité certains cas a occasionné beaucoup de torts.
De fait, le dossier de la justice transitionnelle, a été un véritable «fourre-tout» dans lequel de nombreux acteurs de l'après-14 janvier 2011 ont puisé, à leur convenance, les armes et les arguments qui servent leurs intérêts politiques.
Tout un ministère a été créé à cette fin, d'importantes ressources humaines ont été mobilisées pour servir cette cause noble et des moyens financiers considérables lui ont été alloués.
Opérant depuis plus de deux années, cette machine, qui, par définition, avait pour vocation d'aider le pays à tourner une page douloureuse de son histoire pour mieux se consacrer à la construction de son meilleur avenir, a peiné à produire des résultats. Elle souffre de nombreux dysfonctionnements et se trompe parfois de cible. Il lui arrive également, en tentant de réparer les injustices passées et en traitant des crimes de la dictature, de commettre elle-même des bavures impardonnables et d'être partiale.
Un fonds de commerce politique
De temps à autre, les médias trouvent de la matière accrocheuse pour leur une, titrent sur telle ou telle affaire de la justice transitionnelle, évoquent le cas de tel ou tel responsable de l'ancien régime qui croupit dans nos geôles, dans l'attente de son jugement, ou annoncent l'acquittement ou la libération provisoire d'un de ces «tortionnaires»...
Rafik Haj Kacem, ancien ministre de l'Intérieur.
Certains hommes politiques et certains partis ont même fait de ce dossier de la justice transitionnelle leur fonds de commerce, et ils continueront d'en faire usage pour quelque temps encore. Car il s'agit bien d'un secteur porteur: depuis deux, trois, quatre ou cinq décennies, tout le monde a souffert d'au moins une injustice... L'occasion serait donc donnée à tout un chacun de régler des comptes.
La présidente de la CADH s'interroge: «Sommes-nous bien sûrs que ceux qui sont dans les prisons depuis une année, deux et trois ans, parfois, qui sont privés d'une vie digne et normale, séparés de leurs familles et de leurs amis, sont vraiment coupables?». Et Violette Daguerre apporte sa réponse catégorique à cette question: «A plusieurs reprises, des injustices ont été commises. A mon avis, des boucs émissaires ont été placés sous les verrous. Il y a dans cette affaire une très grande part de calculs et de règlements de comptes politiques: en écrouant, de cette manière, certaines personnes, l'on souhaite tout simplement faire taire l'opinion publique. Voilà tout: un bon nombre des véritables coupables sont hors de prison, parce qu'ils en ont les moyens, le pouvoir et les relations qu'il faut, alors d'autres personnes croupissent dans les oubliettes».
Abdelaziz Ben Dhia, ancien ministre conseiller de la présidence de la république.
Dignité et impartialité
Nul ne peut nier qu'avant la Révolution, et après, des violences, des injustices et des crimes ont été commis. Personne n'a le droit de minimiser l'importance de tous ces malheurs ou de passer l'éponge sur toutes ces souffrances. La Tunisie du 14 janvier ne construira jamais sur les oublis ou les omissions. Notre entreprise démocratique et notre système républicain n'auront de sens et ne seront viables que si les actes coupables sont nommés et reconnus par ceux qui les ont perpétrés. Et le plus vite possible, de façon à ce que notre pays passe rapidement aux dossiers pressants du développement, de la croissance économique, du progrès, de la modernité, de l'équité sociale et régionale, du plein exercice des libertés, des égalités entières femme-homme, etc. La liste est longue de ce qui nous attend, bien trop longue... pour que l'on succombe encore et toujours à cette facile fixation sur les cas d'une vingtaine, une trentaine, une quarantaine d'individus ou plus.
La Tunisie devra se libérer comme il se doit, c'est-à-dire avec dignité et impartialité, de ce boulet de la justice transitionnelle et s'atteler à ces saines et constructives tâches.
Que les partis populistes dépourvus de véritables programmes (économique, social, politique et culturel) quittent la partie, qu'ils cessent de monter les Tunisiens les uns contre les autres et de faire de la mise au cachot, coûte que coûte, d'un certain nombre de nos concitoyens un business électoral.