La polémique autour du dernier verdict la cour d'appel militaire montre que les élites tunisiennes sont loin d'accepter l'Etat de droit et confondent souvent droit et justice.
Par Imed Bahri
Jamais un verdict prononcé par un tribunal tunisien n'a donné lieu à un affrontement politique et des duels juridico-médiatiques, que celui prononcé, le 12 avril, par la cour d'appel militaire à l'encontre des anciens ministres et hauts responsables du ministère de l'Intérieur, accusés d'avoir donné les ordres pour tirer sur les manifestants lors de la révolte qui a précédé le départ de l'ancien président, du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011).
Justice «révolutionnaire» ou justice basée sur le droit
Autant la condamnation de ce dernier n'a provoqué aucune réaction, même pas celle du condamné, autant les peines prononcées contre les ministres et hauts cadres a enflammé les passions et les réactions en cascade des partis et des associations de la société civile.
Ceux qui se réclament de la Révolution crient à la trahison, au complot, à la conspiration des «forces contre-révolutionnaires». Les autres, notamment les avocats de la défense, applaudissent le triomphe du droit sur la démagogie et soulignent la transparence des procès et la victoire de la justice.
On a assisté et on assistera pour un moment à de véritables plaidoiries sur les plateaux de télévision au point où, parfois, l'on se croirait suivre les épisodes de ''Faites entrer l'accusé''! Du Show, du pur show politico-médiatique, avec son lot de théâtralisation, de de joutes verbales et d'attaques personnelles.
La rue, en dépit de la tentative de l'enflammer par ceux qui dénoncent la «parodie de justice», reste malgré tout indifférente. La première manifestation organisée pour dénoncer le verdict devant le Palais de Carthage n'a rassemblé qu'une dizaine de jeunes, branchés et bien sapés. La seconde, devant l'Assemblée constituante, réuni tout au plus quelques centaines, malgré tout le vacarme médiatique.
Pourtant, et bien que les principaux accusés aient été libérés, pour avoir déjà purgé les peines prononcées, le procès est loin d'être terminé. C'est un procès qui restera dans les annales politiques et juridiques du pays, mais déjà, dès son démarrage, il était extrêmement politisé et quelle que soit son issue et ses péripéties, il sera catalogué comme un procès politique en raison des énormes pressions qui ont jalonné son déroulement.
Les enjeux réels dépassent de loin, les personnes inculpées et reflètent les clivages profonds qui traversent notre société entre les tenants et les défenseurs d'une justice «révolutionnaire», qui ne précise pas ses lois ni ses objectifs, et ceux d'une justice basée sur le droit, tel qu'il est dit et écrit dans les codes tunisiens et qui a servi jusqu'ici à faire tourner la machine judiciaire.
Confusion entre le droit et la justice
Ce débat n'est pas nouveau et ne date pas de 2011, car les élites politiques tunisiennes au pouvoir et dans l'opposition n'ont jamais vu dans la loi qu'un moyen de servir leurs desseins! Quand la loi et le verdict favorisent nos objectifs, on salue l'indépendance des juges et on crie à la victoire de la justice; quand c'est l'inverse, on dénonce la parodie et on accuse les juges de corruption. Cela est inhérent à la nature même de nos élites, qui sont loin d'assimiler et d'accepter l'Etat de droit et des institutions et confondent souvent droit et justice.
Mais c'est surtout la situation dramatique que vit le pays qui donne à ce procès une dimension aussi conflictuelle. Certains partis, notamment de la défunte Troïka, l'ancienne coalition gouvernementale, veulent détourner l'opinion du scandale de la faillite de l'Etat annoncée par le porte-parole du gouvernement et le Premier ministre lui-même, lorsqu'il a révélé qu'il a du emprunter pour payer les salaires d'avril, car ils en sont les principaux responsables.
Leurs chefs montent au créneau pour appeler à créer des tribunaux d'exception pour juger les anciens ministres et responsables, oubliant du coup qu'ils ont voté pour un article dans la nouvelle constitution interdisant un tel acte.
On réunit à la hâte des commissions et on annonce la promulgation d'une loi instituant de tels tribunaux. On veut à tout prix apparaître comme les grands défenseurs de la veuve et de l'orphelin (de la révolution évidemment), ceux qui restent authentiquement «révolutionnaires» jusqu'au bout.
Les souffleurs du chaud et du froid
Au même moment, Rached Ghannouchi tance le gouvernement Jomaa en la personne de son porte-parole, pour avoir «exagéré» la gravité des difficultés financières, qui renvoient aux vrais responsables de cette faillite et surtout la gestion des gouvernements Ennahdha 1 et Ennahdha 2.
Alors que ses députés menacent d'envoyer tous les anciens responsables en prison par cette nouvelle loi, le communiqué officiel du parti de Ghannouchi est étonnamment modéré, modération encore plus flagrante que dans les déclarations de l'ex-chef du gouvernement nahdhaoui Ali Larayedh.
On souffle toujours le chaud et le froid, quand il s'agit des affaires politiques liées à l'ancien régime, comme pour la loi d'exclusion, mais on finit par le froid. Avec le chaud, on récupère la rue et les bases et avec le froid on fait de la cuisine politique.
Quant à Nida Tounes, dont une grande partie de la base et des dirigeants sont d'anciens destouriens et se réclament toujours de cette étiquette, il s'est contenté de réaffirmer sa confiance en la justice militaire et d'appeler à ne pas jeter l'huile sur le feu. Ses ténors se sont gardés de commenter le verdict. Ce n'est pas le moment de faire des dérapages incontrôlés!
Du Caïd Essebsi pur jus.