Un vent de folie souffle sur la Tunisie, qui voue aux gémonies la justice militaire qui, jusqu'à une date très récente, représentait l'équité la plus juste...
Par Moncef Dhambri
Tout, depuis le 14 janvier 2011, nous pousse dans une direction et le sens diamétralement opposé. Nous optons pour une chose, nous nous ravisons et décidons du contraire. La Tunisie n'arrive pas à se débarrasser de ses distensions. Elle est malade de ses divisions, de ses déchirures, de ses écartèlements... Elle a la liberté d'expression la plus totale, elle a rédigé la «meilleure constitution qui puisse exister au monde» et sa révolution est une réussite en plusieurs points, alors que celles de ceux qui nous ont emboîté le pas peinent toujours à mériter le nom de révolution. Cependant, notre pays ne sait toujours pas où donner de la tête... La controverse que suscite, depuis vendredi dernier, le verdict de la cour d'appel militaire dans l'affaire des martyrs est une parfaite illustration de cette Tunisie désorientée.
Elle a été un grand exploit
En tout ce qu'il entreprend, notre pays n'a pas fini de choisir la voie la plus difficile, la plus douloureuse. Serait-ce, psychologiquement, un souhait inavoué de se punir d'avoir été l'élève le plus brillant, le plus méritant de la démocratie et d'être «l'enfant chéri» de l'Occident? Serait-ce parce que notre pays a «facilement» mis son dictateur hors jeu qu'il souhaite, chaque fois qu'il le peut, se compliquer l'existence?
Rafik Haj Kacem, ancien ministre de l'Intérieur, quitte le tribunal après avoir purgé une peine de 3 ans de prison. "Trop peu", disent les familles des victimes de la répression. "Le Dossier est vide", disent ses avocats.
En moins d'un mois, du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, la Tunisie a scellé le sort de Zine El-Abidine Ben Ali et pris son destin en main. Il s'en suivra, il est vrai, un peu plus de 300 morts, 2 ou 3 mois de confusion et de perturbations, mais, globalement, le coût de notre révolution ne représenterait qu'une somme «modique» si on la compare à des tentatives similaires proches de chez nous ou lointaines, récentes ou plus anciennes. D'une manière générale, pour une révolution que personne n'avait prévue et que personne n'avait préparée, elle a été un grand exploit.
Avec leurs moyens limités, les Tunisiens ont bricolé ce qui allait devenir «un modèle à suivre», si l'on en croit ceux qui observent notre parcours de l'extérieur. Le G8 peut nous réserver une place d'honneur à sa table, Davos peut nous inviter régulièrement à son forum, l'Assemblée nationale française peut recevoir notre président provisoire et l'écouter, les deux chambres du Congrès américain peuvent se lever pour applaudir notre «Révolution du jasmin» et Barack Obama peut accueillir Mehdi Jomaâ à la Maison blanche pour lui signifier, par les mots et la monnaie sonnante et trébuchante, que les Etats-Unis «comptent beaucoup sur la réussite» de notre révolution, il n'en demeure pas moins que nous continuerons toujours à reprocher à notre 14 janvier ses imperfections, les ratages et les faux pas qui ont pu, à un moment ou un autre, ternir notre apprentissage.
Cette tendance très prononcée à «chercher la petite bête» à notre révolution s'est transformée en une véritable obsession, en une véritable profession de foi qui consiste à pousser la contradiction jusqu'à son point le plus extrême, jusqu'à ne plus savoir que choisir ou quel chemin emprunter. Mus par une certaine pulsion masochiste, nous trouverons à chaque instant les raisons, les excuses et les prétextes de nous faire mal. Intentionnellement ou accidentellement, nous déstructurons ce que l'on a construit la veille, nous nous délectons à dire non à ce que l'on a approuvé hier et nous éprouvons le malsain plaisir de voir notre pays marcher sur la tête.
Les familles des martyrs manifestent devant l'Assemblée au Bardo.
Honorer la mémoire des martyrs
Dans ce dossier des martyrs et le débat qui s'enflamme autour de l'annonce du jugement du Tribunal militaire, il y a un parfait exemple de cette auto-flagellation que nous n'avons jamais cessé de cultiver, depuis le 14 janvier 2011. Cette obstination que nous avons à nous critiquer, à nous méfier de tout et de tous et à faire un pas en avant et un autre vers l'arrière nous a fait perdre les repères que nous avons choisis pour nous-mêmes, nous a fait changer d'avis et oublier jusqu'à l'essentiel.
Nous avons tous souscrit à cette loyauté aux martyrs de la révolution, nous avons tous juré fidélité à leurs âmes et aux idéaux pour lesquels ils ont sacrifié leurs vies. Personne n'oserait dire moins que cela, sur cette question. Personne ne pourrait se soustraire à ce devoir d'honorer leur mémoire et de leur reconnaître cette dette de nous avoir offert ce dont nous ne rêvions même pas, et beaucoup plus. Sur ce dénominateur commun très large de la Révolution, il n'y avait aucun doute: nous avions fait la promesse ferme de leur rendre justice.
Pour ce faire, nous avons décidé de confier la mission de juger les crimes qui ont entaché notre soulèvement à une instance qui, jusqu'à une date très récente, jouissait de notre confiance la plus totale: la justice militaire.
Dès le départ, nous avions également pris le soin d'associer à cette entreprise délicate des juges civils. Notre nouvelle Loi fondamentale, il y a moins de 3 mois, est venue confirmer notre engagement à soutenir ce tribunal militaire et, indirectement, à lui renouveler notre entière confiance.
Tout le monde, ou presque, s'accorde à dire aujourd'hui que l'opération a été mal menée de bout en bout, que bon nombre de détails «techniques» ont manqué pour instruire les dossiers et que plusieurs précautions élémentaires n'ont pas été prises. Les juges ont donc statué sur les pièces qui leur ont été fournies et sur la foi des aveux que les enquêtes policières ont enregistrés.
Mais le verdict des juges militaires ne semble pas donner satisfaction.
Les familles des martyrs manifestent devant le tribunal cantonal d'El-Hamma.
«La révolution trahie»
Que des responsables de l'ancien régime quittent la prison, que d'autres soient promis de le faire dans les prochains jours, que les Rcdistes refassent surface un peu partout dans le pays, qu'ils reprennent du service comme s'il n'y avait jamais eu de révolution, et qu'une folle poétesse vienne, à la tribune d'une Initiative reconnue et approuvée, faire la nique au public révolutionnaire, tout cela est bien trop d'injures à la mémoire de nos martyrs.
Sans attendre de lire le compte-rendu qui justifie le verdict du Tribunal militaire, les critiques ont fusé de toutes parts. A l'unisson, une longue liste d'acteurs politiques, la société civile, les familles des victimes et les communs des mortels tunisiens ont attaqué cette «trahison de la Révolution»; ils ont dénoncé cette «deuxième mort de nos martyrs»; ils ont déploré ce «coup de poignard dans le dos de notre 14 janvier», etc. Des constituants, sincèrement touchés ou peut-être recherchant le coup de pub qui leur fait défaut ces derniers temps, ont suspendu leur mandat (?), d'autres se précipitent pour créer des «tribunaux d'exception», une avocate qui n'a pas su défendre le dossier de ses clients larmoie sur tous les plateaux de télévision et les radios. Et il y a même ceux d'entre nos concitoyens qui menacent de reprendre la Révolution là où les martyrs l'ont laissée...
Bref, un vent de folie a soufflé sur la Tunisie, les unes de nos journaux ont rivalisé en titres-choc qui descendent en flamme la justice militaire et les réseaux sociaux ont répercuté à l'infini cette furie contre une instance qui, jusqu'à une date très récente, représentait l'équité la plus juste...
La Tunisie amnésique. La Tunisie masochiste. La Tunisie sadique. La Tunisie désorientée, mal inspirée, mal dans sa peau.