Les relations entre Rached Ghannouchi et Hamadi Jebali, faites de respect filial, de mésentente cordiale et même d'adversité, devraient être analysées à l'aune de leurs ambitions dévorantes de leadership.
Par Imed Bahri
Hamadi Jebali persiste et signe! Il ne regagnera pas son poste du secrétaire général d'Ennahdha, malgré la décision du Conseil de la Choura de son parti de refuser sa démission. C'est ce que du moins il a déclaré au journal londonien ''Al-Charq Al-Awsat''. La volonté du «guide» Rached Ghannouchi de le maintenir dans son poste, sans prérogative et sans pouvoir, vise vraisemblablement à le «neutraliser».
Un marionnettiste qui tire les ficelles
Tout le monde savait, alors que Jebali était président du gouvernement provisoire et secrétaire général du parti islamiste, le vrai pouvoir au sein gouvernement et du parti Ennahdha était entre les mains de Ghannouchi. Rien ne se faisait sans son accord et tout se faisait sous ses ordres. Toutes les nominations étaient décidées par lui ou avec son accord, tous les limogeages aussi, sans parler de son pouvoir sur l'appareil judiciaire et la police grâce à l'allégeance sans faille que lui prêtaient tous les ministres d'Ennahdha et tous les ministres-conseillers, étendant son pouvoir jusqu'au Palais de Carthage où Imed Daimi, l'ex-chef de cabinet de Moncef Marzouki, était un de ses inconditionnels.
Pourtant, Rached Ghannouchi n'est jamais passé par le suffrage et le vote pour mériter un tel pouvoir. C'est un vrai ayatollah sans le titre. N'est-il pas le guide spirituel suprême des Nahdhaouis? Le pire c'est que c'était Hamadi Jebali et ensuite son successeur à la tête du gouvernement Ali Larayedh qui recevaient les claques de toute part, conséquence d'un échec total dans la gouvernance et Ghannouchi n'avait qu'à apparaître en sauveur au moment opportun. Ce qu'il avait refusé à Jebali, qui le lendemain de l'assassinat de Chokri Belaid avait voulu composer un gouvernement de technocrates, il l'a fait lui même, forçant même Larayedh à démissionner à son tour, il est vrai pour la bonne cause cette fois-ci.
Le tort de Jebali, c'est qu'il avait cru, un moment, s'affranchir du pouvoir de son «maître»! Grave erreur dans la logique des partis religieux où le fondateur et le maître spirituel a un pouvoir absolu sur ses disciples qui, avant de s'enrôler dans sa «jamaâ» (communauté) lui prêtent un serment d'allégeance à la vie à la mort.
C'est ce qui explique l'hésitation de Jebali, un esprit très religieux qui a sacrifié toute sa vie à la cause de son parti et qui le quitte vraisemblablement, non sans un pincement de coeur. «J'ai quitté le poste mais je suis encore membre du mouvement»! «Mais si je me présente aux présidentielles, je le ferais comme candidat indépendant», poursuit-il.
De quoi perdre son latin! Quel message veut-il transmettre et à qui? A Ghannouchi sûrement! Cela sonne comme une menace. Crime de lèse majesté pour Ghannouchi et ses ouailles! Non seulement, il menace de faire scission mais il garde toutes ses billes au sein d'Ennahdha, car des billes il en a sûrement. «Je me présente en ''indépendant'' et vous devez me soutenir comme candidat»: chose que Ghannouchi avait clairement refusé lors d'un passage sur un plateau télévisé, car il semble avoir d'autres projets et d'autres candidats virtuels pour la présidentielle à soutenir, notamment Béji Caïd Essebsi.
Ghannouchi veut avoir les mains libres et semble considérer les menaces répétées de Jebali comme un outrage.
Ghannouchi, l'homme du sud, craint Jebali le Sahélien
Comme tous les partis tunisiens, le mouvement de la tendance islamique était tiraillé par les clivages régionaux, notamment entre le sud incarné par le tandem Ghannouchi-Larayedh et le Sahel incarné avant par Jebali-Karkar (Salah), avant que ce dernier ne soit éliminé par Ghannouchi.
Il n'est un secret pour personne que des réseaux sahéliens du pouvoir étaient toujours en contact avec Jebali.
Ces contacts politiques furent confirmés par Hédi Baccouche et Hamed Karoui, deux ex-Premiers ministres de Ben Ali. Juste après le départ précipité de ce dernier, des contacts furent pris avec ce qu'ils considéraient comme le représentant d'Ennahdha, Hamadi Jebali, qui a tout négocié, y compris le retour de Ghannouchi exilé à Londres, et Jebali, sans passer par un vote ou un congrès, fût nommé secrétaire général d'Ennahdha, ce qui le prédisposait déjà à postuler au poste de Premier ministre en cas de victoire, ce qui fût fait!
L'on sait que dès son intronisation, des réseaux sahéliens et des hommes d'affaires de l'ancien régime ont misé sur lui, notamment le général Rachid Ammar, et il avait tenté de leur renvoyer l'ascenseur. Son premier chef de cabinet, vite débarqué, car «grillé», n'était qu'un ex-gouverneur de Ben Ali à Sousse.
C'était sans compter avec l'obsessionnelle hantise anti-sahélienne de Ghannouchi, qui avait commencé systématiquement à isoler politiquement celui qui était considéré comme son dauphin en avançant ses pions partout et en faisant échouer toutes les initiatives qui pouvaient renforcer la position de Jebali.
Ghannouchi fait du Jebali... sans Jebali
Exemple: au lendemain des signatures historiques des conventions sociales avec l'UGTT, le jour même de l'anniversaire de l'assassinat de Farhat Hached, le fondateur de la centrale syndicale, il envoie ses milices connues sous l'appellation de Ligues de défense de la révolution (LPR) pour tenter d'occuper les locaux de l'UGTT et tabasser jusqu'au sang des dirigeants et des cadres de la centrale.
Ce jour-là, Hamadi Jebali est tombé. Tout ce que Jebali a voulu faire, entente avec Nida Tounes, avec l'UGTT, avec les médias et enfin un gouvernement de technocrates, Ghannouchi l'a mis en échec pour le faire ensuite lui-même et en faisant plus de concessions! Machiavel n'aurait pas mieux conseillé son prince.
Après sa démission fracassante du gouvernement, considérée par certains Nahdhaouis comme une trahison, Jebali a tenté de rentrer dans les bonnes grâces de Ghannouchi, sans résultat! C'est connu: ce dernier ne pardonne jamais à ceux qui ont osé s'opposer à sa volonté. Mais Jebali ne désespère pas. Il attend juste le bon moment pour revenir à la scène. L'occasion se présente maintenant avec la mise des Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes par les ex-amis parmi les oligarchies pétrolières.
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