Entre la Tunisie et l'Arabie saoudite, les relations ont toujours été froides sinon difficiles. La venue d'Ennahdha au pouvoir à Tunis n'y a rien changé. Ghannouchi cherche à renouer le dialogue.
Par Imed Bahri
C'est une ômra (petit pèlerinage) qui intrigue! La délégation est hautement politique, puisqu'elle est composée du président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, l'ex-ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, l'ex-ministre des Droits de l'homme et de la Justice transitionnelle Samir Dilou, l'ancien ministre conseiller auprès du chef du gouvernement Lotfi Zitoun, et Ameur Larayedh, membre du Majlis Choura d'Ennahdha .
Ce qui laisse penser que le pèlerinage n'a pas de motivations spirituelles mais politiques, bassement politiques. On ne mobilise pas, en effet, la direction d'un parti au pouvoir, le jour même de la commémoration de l'anniversaire de la république, le vendredi 25 juillet 2014, alors que les trois présidents allaient faire des discours et des annonces dites «importantes» (ils ont finalement parlé pour ne rien dire), pour aller faire une prière, même si c'est devant la Kaaba.
D'ailleurs, les cinq hommes semblent répondre à une convocation, dont ils n'ont le choix ni de la date ni du lieu!
Le chemin de la Mecque
La lecture de la composition de la délégation nous renseigne davantage par ceux qui y manquent! En effet ni Hamadi Jebali, ancien chef du gouvernement provisoire et secrétaire général démissionnaire du parti islamiste, ni Abdelfattah Mourou, son improbable vice-président, n'y figurent, ce qui laisse penser que les relations entre Ennahdha et les princes saoudiens n'est pas au beau-fixe.
Rappelons, pour mémoire, que juste après le renversement de l'ex-président islamiste Mohamed Morsi en Egypte, Ali Larayedh, alors Premier ministre tout puissant, est parti à Riyad, en juillet 2013, prétextant la tenue d'une assemblée générale de la Banque islamique de développement pour tenter de contacter des responsables saoudiens. Il n'a pas eu droit à un accueil particulièrement chaleureux, même s'il a été reçu par l'émir Salmane Ibn Abdelaziz, prince héritier, vice-président du conseil des ministres, ministre de la Défense, qui était accompagné du prince Mokrane Ibn Abdelaziz, deuxième vice-président du conseil des ministres., ainsi que par le ministre de l'Intérieur, Mohamed Ibn Nayef Ibn Abdelaziz Al Saoud, et l'émir Abdelaziz Ibn Abdallah Ibn Adelaziz, vice-ministre des Affaires étrangères. A l'époque Abdelfattah Sissi venait de prendre le pouvoir en Egypte avec le soutien de l'Arabie saoudite et des Emirats arabes unis! On connaît la suite.
Ali Larayedh reçu à Riyad par le prince héritier Salmane Ibn Abdelaziz Al-Saoud, le 7 juillet 2013.
Auparavant, en 2012, Hamadi Jebali, encore fraîchement nommé à la tête du gouvernement, avait bénéficié d'un meilleur accueil, mais les Saoudiens lui avaient clairement signifié leurs exigences pour une normalisation des relations entre les deux pays. Riyad n'a jamais caché ses réserves vis-à-vis du Printemps arabe et a même donné l'asile politique à l'ex-président Ben Ali.
Quant à la visite de Mehdi Jomaa à Riyad, en janvier 2014, elle ne semble pas avoir fait bouger les lignes, en dépit de la déclaration faite par ce dernier au très officiel journal saoudien ''Al-Riyad'' où il appuyait la décision saoudienne de classer comme terroriste l'organisation des Frères musulmans, dont Ennahdha, on le sait, n'est qu'une succursale.
Depuis, les Saoudiens ne semblent pas avoir changé de position vis-à-vis de la Tunisie et le voyage de Ghannouchi, accompagné de toute le direction d'Ennahdha au prétexte d'effectuer la ômra, vise à renouer des liens avec une puissance régionale qui est en passe de devenir un joueur essentiel sur la scène moyen-orientale et arabe.
L'ingratitude du cheikh
Les Saoudiens ont longtemps soutenu, financé et hébergé les Frères musulmans, et notamment Ghannouchi. Pendant ses années d'exil doré à Londres, ce dernier était souvent invité au pèlerinage au frais du Royaume. Mais l'Arabie saoudite ne semble pas encore disposée à oublier la déclaration du chef d'Ennahdha, qui souhaitait étendre le Printemps arabe aux monarchies du Golfe. A l'exception, bien sûr, du Qatar, l'émirat qui compte parmi les plus importants soutiens d'Ennahdha.
Riyad n'apprécie guère l'allégeance de Ghannouchi et Ennahdha à l'émir du Qatar.
Les Saoudiens n'ont pas oublié, non plus, les appels de la fille de Ghannouchi, Soumaya, épouse de Rafik Abdessalem Bouchlaka, ancien employé d'Al-Jazira et, bien sûr, de l'émir du Qatar, à pousser la vague des révolutions arabes jusqu'aux rives du Golfe.
Celui que son beau-père nommera ministre des Affaires étrangères ne tardera pas, quant à lui, à transformer le ministère tunisien des Affaires étrangères en cellule de l'ambassade du Qatar à Tunis. Ce qui, on l'imagine, n'a pas beaucoup plu aux Saoudiens, qui voient d'un mauvais oeil l'activisme diplomatique du petit émirat voisin.
Pour ne rien arranger, les relations particulières qu'entretient Ghannouchi avec son maître à penser, Youssef Qaradhaoui, ne sont pas pour plaire à Riyadh. Le leader spirituel des Frères musulmans, réfugié au Qatar, n'est pas, on le sait, et sans jeu de mot, en odeur de sainteté en Arabie saoudite.
Depuis qu'Ennahdha a quitté le gouvernement, en janvier 2014, beaucoup d'eau a certes coulé sous les ponts et Ghannouchi tente de se rapprocher des Saoudiens à tout prix. Il tente de le faire, tout en écartant de cette opération son adjoint Abdelfattah Mourou, très proche de Riyad, et Hamadi Jebali, dont les velléités de rupture inquiètent les Nahdhaouis.
Le président du parti islamiste amène donc avec lui à Riyad juste ses fidèles, probablement pour tenter de conclure un nouveau marché avec certains princes saoudiens. Quel est ce nouveau marché et quels en seront les termes? Voilà la question, sachant que Ghannouchi n'a plus d'atouts en main et que, marché ou pas, il va devoir obtempérer aux éventuelles exigences saoudiennes.
Les relations particulières qu'entretient Ghannouchi avec Youssef Qaradhaoui, chef spirituel des Frères musulmans, n'en font pas un personnage fréquentable.
Bye-bye Doha, bonjour Riyad!
Ce voyage «secret» rappelle étrangement celui effectué par Beji Caid Essebsi aux Emirats et dont on ne sait pas encore grand-chose. Ce que l'on sait, en revanche, c'est que lorsqu'un deux cheikhs (au sens de vieux messieurs) se déplacent à l'étranger ou vont dans une ambassade, on doit s'attendre à du nouveau sur le plan de politique intérieure.
Le jour même où les trois présidents ont fêté pompeusement l'anniversaire de la république, les deux cheikhs ont séché la cérémonie, l'un pour cause de pèlerinage politico-religieux à la Mecque, alors que les raisons de l'absence de l'autre sont encore inconnues.
A trois mois des élections et alors que le président provisoire vient de signer l'appel aux électeurs, tout cela peut paraître bizarre! De plus, la sortie surprise de l'ambassadeur des Etats-Unis (l'homme qui chuchote dans l'oreille des dirigeants politiques tunisiens) pour protester contre les déclarations du président de l'Assemblée, Mustapha Ben Jaâfar, à propos d'Israël, vient ajouter du piment à la situation tunisienne.
Ghannouchi, pour sa part, semble avoir compris que la donne a changé et que le petit émirat qatari a été ramené à ses justes proportions. Il a alors décidé de se retourner vers ses anciens maîtres et amis quitte à subir, en coulisses, leurs humiliations répétées.
Si rien n'a encore filtré de la visite saoudienne du Guide Suprême, c'est que les Saoudiens, qui auraient chargés quelques intermédiaires de lui transmettre leurs griefs et leurs exigences, préfèrent souvent la discrétion absolue.
Alors, parions que, bientôt on entendra Ghannouchi ou ses hommes faire l'apologie du Serviteur des deux Saintes Mosquées, après avoir appelé à le renverser. Reste une question : Ne vaut-il pas mieux s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints serviteurs?
Illustration: Rached Ghannouchi et le nouveau n° 2 du mouvement Ali Larayedh.
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