La Tunisie pourra-t-elle, sans risque d'être déstabilisée, accueillir pendant des années une importante colonie libyenne, sachant qu'il n'y aura pas d'Etat libyen avant longtemps?
Par Imed Bahri
Lorsqu'il y a le feu chez votre voisin, il faut d'abord songer à s'en protéger! C'est Mehdi Jomaa, président (technocrate) de notre gouvernement provisoire qui a fait cette déclaration ressemblant à un adage populaire. Mais le problème, c'est que non seulement la maison du voisin brûle, mais le voisin lui-même est mort, alors que l'on continue d'agir comme s'il vit encore, c'est-à-dire comme s'il y a un Etat au sud de notre territoire!
Grave erreur : l'Etat libyen n'existe plus depuis belle lurette, achevé par l'Otan et enterré par des islamo-terroristes que les Occidentaux ont affabulés du titre de «révolutionnaires» pour légitimer le soutien qu'ils leur ont apporté.
Un Etat libyen fantôme
La Tunisie postrévolutionnaire a participé, elle aussi, à cette mise à mort en laissant transiter par son territoire les armes, l'argent et les légions de mercenaires et d'espions. Mais si l'Etat libyen a cédé aussi facilement, c'est justement parce qu'il n'en était pas un! Et ce n'est pas uniquement parce que Kadhafi et sa tribu de chameliers n'ont jamais pensé à le construire, mais parce que l'histoire de ce pays, vaste de 1.759.540 km2, prouve qu'il n'en a jamais eu un, mais au moins trois: principautés ou républiques pouvant étendre leur pouvoir sur une partie du territoire situé entre la Tunisie et l'Egypte.
L'Etat libyen issu de l'indépendance le 24 décembre 1951 était le fruit de la colonisation italienne et de la grande révolte des tribus dirigée par Omar Al-Mokhtar. Même pendant l'époque ottomane, qui a duré de fait de 1551 à 1911, le dey de Tripoli dépendait pour sa survie du bey de Tunis et son «deylicat» n'a jamais pu accéder au stade d'Etat souverain.
Tout cela pour dire qu'il n'a jamais existé en Libye un seul Etat central imposant sa domination sur ce vaste territoire partageant ses frontières avec 6 Etats, sans parler du long littoral qui sépare la Tunisie de l'Egypte.
Or, l'Etat c'est surtout l'histoire et la géographie, en plus de la tradition citadine. Une fois le gouvernement central décimé, il n'y avait aucune chance de fédérer le conglomérat de tribus, surtout après la destruction massive du pays par les bombes de l'Otan, achevée par milices politico-tribales disposant d'un arsenal que les experts ont évalué à plusieurs millions d'armes de guerre.
Faire croire que la Libye pouvait se transformer, par la grâce de Dieu et de Bernard Henri Lévy, en Etat démocratique, c'est vendre des chimères contre du pétrole, car la Libye n'est, aux yeux des nouveaux colonisateurs, qu'un grand gisement d'or noir!
Mais c'est la Tunisie qui risque de payer le prix fort de la disparition de toute autorité centrale chez notre voisin du sud, car la déstabilisation de l'Etat et de la société tunisiens a été accentuée par la chute du régime de Kadhafi et a atteint maintenant un stade dangereux avec le règne des grandes mafias tribales et lourdement armées, qui plus est, se prévalant d'idéologies religieuses extrémistes pour justifier les massacres, le pillage et la destruction systématique de tout symbole d'autorité.
Alors que la fumée des incendies provoquées par les affrontements de factions rivales monte au ciel de Tripoli, beaucoup de Libyens se réfugient en Tunisie pour fuir la violence.
Le risque d'anarchie généralisée
Cette anarchie généralisée risque d'être exportée chez nous, qui au nom d'une idéologie terroriste et moyenâgeuse, comme l'organisation djihadiste Ansar Charia, qui au nom d'un islam salafiste d'un autre âge comme les Frères musulmans, qui encore au nom d'un anarcho-libéralisme «révolutionnaire» comme ces pseudo démocrates enfantés dans les laboratoires d'outre-Atlantique.
Ce qui rend ces factions si dangereuses, c'est surtout l'argent et les armes dont elles pourraient disposer provenant de mystérieuses sources, car leurs idéologies existaient déjà chez nous, ainsi que l'affaiblissement de notre Etat.
Considérer que les dangers viennent uniquement des groupes dits djihadistes est une énorme erreur! Car ces pseudo-combattants de Dieu ne sont que le produit d'une politique entamée depuis le début du «printemps arabe», qui a consisté à détruire systématiquement les acquis de l'Etat national sous le slogan destructeur consistant à balayer ce que ces protagonistes considéraient comme «kharab fi kharab», pure ruine. On détruisait par le haut et on laissait aux salafistes et leurs semblables laïcs de finir la destruction par le bas.
C'est en restaurant l'Etat et en le rétablissant dans sa fonction de protecteur de la patrie contre tous ses ennemis, intérieurs et extérieurs, qu'on pourra stopper le danger qui nous vient du sud mais pas seulement du sud.
Pendant les premiers mois qui ont suivi la chute de l'ancien régime, de l'argent sale a traversé nos frontières, parfois sous des couvertures légales et l'on parle de quelques milliards de dollars en provenance de Libye! Ou est-il passé? A quoi a-t-il servi?
Ce qui est sûr, c'est qu'une partie a été blanchie notamment dans l'achat de terrains et de biens immobiliers. Les gouvernements successifs ont tous fermé l'œil, surtout qu'une partie de cet argent semble avoir arrosé des partis politiques. Est-ce que tout l'argent amené par les 1,9 million de Libyens, chiffre donné par le ministre de l'Intérieur lui-même et qui vivent sur notre territoire, a transité par la Banque centrale? Pourquoi celle-ci n'a-t-elle jamais communiqué à ce sujet?
Autre question plus grave: Ces libyens sont-t-ils considérés comme des «réfugiés» ou comptent-t-ils s'installer durablement chez nous?
Constituant plus que le sixième de la population tunisienne, a-t-on atteint le seuil de tolérance connu dans pareilles situations et est-ce que c'est cela qui a poussé le gouvernement Jomaa à menacer de fermer les frontières sud?
Les flux de réfugiés libyens en Tunisie risquent de s'accroitre au fil des jours et des violences en Libye.
Pourquoi certains hauts responsables refusent-ils la fermeture de ces frontières en dépit des menaces imminentes qui nous en viennent?
La Tunisie pourra-t-elle se payer le luxe, sans risque d'être dangereusement déstabilisée, d'accueillir pendant de longues années une aussi importante colonie étrangère sachant qu'il n'y aura vraisemblablement plus d'Etat libyen avant longtemps?
Pourquoi les stratèges de pacotille qui sont légions se taisent-ils quand il s'agit de questions aussi stratégiques?
Enfin, le gouvernement Jomaa, dont l'espérance de vie est encore de quelques mois, est-il ce qu'il nous faut au moment où nous sommes menacés d'une véritable guerre déclenchée à partir du sud mais aussi de l'ouest?
Tant de questions auxquelles il faut bien répondre et rapidement.
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